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— Il semble que je sois un peu à court d’argent, dit Jack. Est-ce que la maison me fera crédit ?

Lloyd répondit qu’on lui ferait crédit.

— C’est super. Vous êtes vraiment sympa, Lloyd. Vous êtes vraiment la crème des barmen. De Barre à Boulder — ou à Los Angeles tant qu’on y est — il n’y en a pas de meilleur.

Lloyd le remercia du compliment.

Jack décapsula la bouteille d’Excedrin, en fit tomber deux comprimés et les envoya dans sa bouche, qui fut aussitôt inondée de ce goût acide reconnaissable entre tous.

Il eut tout à coup l’impression d’être observé et que derrière lui de vieux beaux et de belles jeunes femmes, installés dans les boxes, suivaient avec une curiosité un peu dédaigneuse le déroulement du drame qui se préparait.

Mais, quand Jack fit tournoyer son tabouret, il put constater que tous les boxes le long des murs étaient vides. Personne n’occupait les fauteuils de cuir capitonnés et sur les tables luisantes en formica noir il n’y avait que des cendriers contenant chacun une pochette d’allumettes portant en lettres dorées la légende Colorado Bar avec, en dessous, une représentation stylisée de la porte à double battant.

Jack se retourna vers le bar et avala avec une grimace ce qui restait du comprimé d’Excedrin à moitié fondu.

— Lloyd, vous êtes fantastique, dit-il. Déjà prêts. Votre rapidité n’a d’égale que la beauté de vos grands yeux napolitains. Salud.

Jack contemplait les vingt cocktails imaginaires, vingt verres embués de gouttelettes, chacun avec sa grosse olive charnue, piquée au bout d’un cure-dent. Il lui semblait presque sentir l’odeur du gin.

— L’abstinence, dit-il. Lloyd, avez-vous déjà rencontré un homme qui avait renoncé à boire ? (Lloyd reconnut qu’il en avait connu quelques-uns.) Mais est-ce que vous en avez rencontré qui se sont remis à boire ?

Lloyd reconnut qu’il ne pouvait pas l’affirmer avec certitude.

— C’est bien ça, vous n’en avez jamais vu un seul, dit Jack.

Il referma sa main sur le premier verre, la porta, tout arrondie, à sa bouche ouverte, puis, la renversant vers le bas, il avala et envoya le verre imaginaire par-dessus son épaule. Le bal costumé avait pris fin et les convives étaient revenus à leurs places. Ils l’observaient de nouveau, étouffant leurs rires moqueurs derrière leurs mains. Il pouvait les sentir derrière son dos et si le fond du bar avait été recouvert d’une glace, au lieu de ces ridicules étagères vides, il aurait même pu les voir. Ils pouvaient bien le regarder tant qu’ils voulaient. Il les emmerdait tous.

— Non, Lloyd, vous n’en avez jamais vu un seul, reprit-il, car rares sont ceux qui survivent à l’épreuve de l’abstinence et quand ils reviennent, ils vous font un récit effroyable de leurs tourments. Quand l’ivrogne renonce à boire pour suivre le Droit Chemin, ce chemin lui paraît une voie royale qui domine de haut le ruisseau où se vautrent les poivrots au milieu de leurs vomissures et de leurs bouteilles de Thunderbird et de Granddad. Il se dit que tous ces braves gens qui le sommaient de s’amender ou de déguerpir garderont désormais leurs flèches empoisonnées pour d’autres. Vu du ruisseau, Lloyd, mon ami, le Droit Chemin est le plus beau chemin du monde, un chemin tout pavoisé, avec une fanfare qui ouvre la marche et des majorettes qui font tournoyer leurs bâtons et vous montrent le bout de leurs culottes en levant la jambe. L’ivrogne est persuadé qu’il faut prendre ce Droit Chemin et dire adieu à ces poivrots du ruisseau qui se saoulent de n’importe quoi, même de leur propre vomi, et qui ramassent tous les mégots, même quand il n’en reste que le filtre.

Il vida encore deux verres imaginaires et les jeta par-dessus son épaule. Il aurait presque pu les entendre se fracasser par terre. Du diable s’il ne commençait pas à se sentir un peu parti. Ça devait être l’Excedrin.

— Alors, il se tire du ruisseau et il se met sur le Droit Chemin, tout fier de lui, vous pouvez me croire. Les spectateurs de part et d’autre du chemin l’applaudissent, l’acclament comme s’il était sur le plus beau char de tout le défilé. Il n’y a que les saoulards ivres morts dans le ruisseau qui n’applaudissent pas. C’étaient ses amis, mais, tout ça, c’est fini maintenant.

Il porta son poing vide à sa bouche et avala son quatrième martini — plus que seize à descendre. Ça avançait bon train. Il oscilla légèrement sur le tabouret. Qu’ils le reluquent donc, puisque ça les émoustillait. Ils n’avaient qu’à le prendre en photo, comme ça ils pourraient emporter son portrait avec eux.

— Mais bientôt il commence à découvrir la vérité, Lloydie, mon pote, la vérité qu’il ne pouvait pas voir du ruisseau. Il découvre que le goudron frais de ce beau chemin lui colle aux pieds, qu’il n’y a pas de bancs pour s’asseoir, que toutes les femmes qu’on y croise sont de vieilles harpies plates comme des limandes, habillées de robes longues avec un peu de dentelle autour du cou et qui, pour faire leurs chignons, ont si fort tiré sur leurs cheveux qu’on croit encore les entendre hurler. Elles ont toutes le même visage plat, pâle et luisant et elles chantent à l’unisson Vers la Jérusalem céleste. On lui passe un missel et on lui dit de chanter lui aussi. S’il veut rester sur le Droit Chemin, il faut chanter, matin, midi et soir, surtout le soir. C’est alors qu’il se rend compte de la vérité, Lloyd. La vérité, c’est que le Droit Chemin ne mène pas au paradis, mais en prison.

Jack s’arrêta. Lloyd était parti. Pis encore, il n’avait jamais été là et les martinis non plus. Il n’y avait que les fêtards dans leurs boxes et il pouvait presque entendre leurs rires narquois, les voir qui le montraient du doigt, leurs yeux étincelant de cruauté.

Faisant une pirouette sur son tabouret, il leur cria :

— Laissez-moi !

(seul ?)

Tous les boxes étaient vides. Les rires s’étaient subitement tus, comme un bruissement de feuilles d’automne quand le vent tombe. Pendant un long moment, Jack promena son regard autour de la pièce vide. Sur son front, la pulsation du sang faisait saillir une veine. Au plus profond de son être, une certitude terrifiante prenait forme, la certitude d’être en train de perdre la raison. Il lui prit une envie folle de saisir le siège à côté de lui et de s’en servir pour tout saccager comme quelque furie vengeresse. Il pivota sur son tabouret et, face au bar, se mit à beugler :

Roulons-nous, ma belle, Dans les foins coupés, Couche-toi là, ma belle, Ce n’est pas péché.

Le visage de Danny surgit devant ses yeux, non pas son visage habituel, vif et animé, avec son regard pétillant, mais le visage cataleptique d’un mort-vivant, les yeux ternes et opaques, la bouche, comme celle d’un bébé, suçant le pouce. Mais qu’est-ce qu’il foutait là, bon Dieu ? Comment pouvait-il rester là à faire le con alors que son fils était en train de perdre la boule, comme Vic Stenger, avant que les hommes en blouses blanches ne soient venus le chercher ?

Mais je ne l’ai même pas touché ! Ce n’est pas moi, nom de Dieu !

— Jack ?

La voix était timide et hésitante.

Il fut tellement surpris qu’en se retournant sur le tabouret il faillit tomber. Wendy était là, juste devant la porte à double battant, berçant dans ses bras Danny qui ressemblait à un affreux petit mannequin de cire dans un film d’horreur. Jack ne put s’empêcher de penser que le tableau qu’ils formaient à eux trois semblait tiré d’une de ces vieilles pièces de patronage sur les méfaits de l’alcoolisme, à une différence près : celle-ci avait été si mal mise en scène que le régisseur avait oublié de garnir les étagères de ce lieu de perdition.