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Ou, tout simplement : tu deviens fou.

— Non, gémit-il. Oh ! non, mon Dieu, pitié, mon Dieu, oh ! non, répétait-il, sans se rendre compte qu’il pleurnichait et suppliait comme un enfant.

Par-delà le tohu-bohu de ses idées et le martèlement assourdissant de son cœur, il perçut un petit bruit doux et agaçant, comme celui d’une poignée que l’on tourne en vain. Quelqu’un devait se trouver enfermé dans cette chambre, quelqu’un qui voulait désespérément sortir et faire sa connaissance ainsi que celle de sa famille, tandis qu’au-dehors la tempête hurlait et qu’une nuit de poix succédait à la lumière livide du jour. S’il avait ouvert les yeux et vu la poignée bouger, il serait devenu fou. Aussi les garda-t-il fermés jusqu’à ce que le silence fût revenu.

Quand il se força enfin à les rouvrir, il craignait encore de découvrir la baigneuse debout devant lui. Mais le couloir était vide. S’arrachant à sa stupeur, il tourna le dos à la porte et gagna le couloir principal où ses pas firent bruire la jungle bleu et noir de la moquette. Au passage il s’arrêta devant l’extincteur qui semblait avoir changé de position depuis tout à l’heure. Les enroulements du tuyau de toile paraissaient être disposés autrement ; quand il était venu, le jet était dirigé vers l’ascenseur, il en était quasiment certain, alors que maintenant il pointait dans la direction opposée.

— Je n’ai rien vu, dit Jack Torrance d’une voix claire.

Il avait le visage livide et hagard et ses lèvres esquissaient sans cesse un sourire irrépressible.

Pour redescendre, Jack ne reprit pas l’ascenseur qui lui faisait trop l’effet d’une gueule grande ouverte. Il préféra emprunter l’escalier.

31.

LE VERDICT

Jouant avec le passe-partout dont il faisait tinter la chaînette à laquelle était suspendue la plaquette d’identification en métal blanc, Jack pénétra dans la cuisine et les dévisagea l’un et l’autre. Danny était pâle et paraissait épuisé. Wendy avait les yeux rouges soulignés de larges cernes. Il comprit qu’elle avait pleuré et en fut heureux. Au moins n’était-il pas seul à souffrir. Eux le regardèrent sans rien dire.

— Il n’y a rien là-haut, dit-il, surpris lui-même du ton jovial de sa voix. Absolument rien.

Sans cesser de faire sauter le passe-partout, il leur fit un sourire rassurant et observa leurs visages gagnés par le soulagement. Il se dit que jamais de sa vie il n’avait eu autant envie de boire un verre que maintenant.

32.

LA CHAMBRE À COUCHER

À la fin de l’après-midi, Jack alla prendre un lit de camp dans la réserve du rez-de-chaussée et l’installa dans un coin de leur chambre. Wendy avait pensé que Danny n’arriverait pas à s’endormir, mais il s’était assoupi au beau milieu de l’émission The Waltons et, un quart d’heure après qu’ils l’eurent bordé, il dormait profondément, sans bouger, une main sous sa joue. Un doigt glissé dans un livre de poche intitulé Cashelmara pour en garder la page, Wendy, assise près de son lit, surveillait son sommeil. Jack était à son bureau et essayait de travailler à sa pièce.

— Oh ! merde ! s’exclama-t-il.

Wendy détourna un instant les yeux de son fils.

— Comment ?

— Rien.

Jack regardait son manuscrit avec une rage sourde. Comment avait-il pu croire que sa pièce était bonne ? Elle était puérile. Ce thème avait déjà été traité des milliers de fois. Et, pour comble de malheur, il ne voyait pas du tout quel dénouement lui donner. Ça lui avait pourtant paru simple il n’y avait pas si longtemps que ça. Dans un accès de colère, Denker saisissait le tisonnier près de la cheminée, en assommait le pur et innocent Gary, puis le rouait de coups jusqu’à ce qu’il fût mort. Alors, le tisonnier sanglant à la main, il se redressait et, debout devant le cadavre étendu à ses pieds, il jetait à la salle : « C’est ici quelque part, et je finirai bien par le trouver ! » Et, pendant que les lumières s’éteignaient et que le rideau tombait lentement, les spectateurs pouvaient voir au premier plan le cadavre de Gary tandis que Denker se précipitait vers la bibliothèque au fond de la scène, se mettait à en retirer fiévreusement les livres puis les jetait à terre après les avoir rapidement examinés. La forme traditionnelle de la pièce — une tragédie en cinq actes — faisait son originalité et devait, espérait Jack, assurer son succès à Broadway.

Sa nouvelle passion pour l’histoire de l’Overlook l’avait, il est vrai, détourné de sa pièce, mais ses véritables difficultés provenaient surtout du changement de son attitude vis-à-vis de ses personnages. C’était la première fois que ça lui arrivait. D’habitude il les aimait tous sans discrimination, les bons comme les mauvais, et il se félicitait de cette impartialité qui lui permettrait de mieux cerner leurs qualités et leurs défauts et de mieux comprendre leurs motivations. Sa nouvelle préférée, vendue à une petite revue du sud de l’État du Maine, appelée Contraband, avait pour titre Paul Delong, le Sagouin. C’était le récit des derniers mois d’un sadique, tortionnaire d’enfants, juste avant son suicide. Son nom était Paul Delong, mais ses amis l’appelaient le Sagouin. Jack avait beaucoup aimé le Sagouin. Les envies bizarres du Sagouin éveillaient sa sympathie ; il savait que le Sagouin n’était pas seul responsable des trois crimes crapuleux qu’il avait commis. Il avait eu de mauvais parents, un père brutal, comme l’avait été son père à lui, une chiffe molle de mère, à l’image de la sienne. À l’école primaire, il avait eu une expérience homosexuelle, suivie d’une humiliation publique. Au lycée et à l’université, ça n’avait fait qu’empirer. Arrêté pour exhibitionnisme devant deux petites filles qui descendaient du car scolaire, il avait été envoyé en maison de correction. Le pire de tout, c’était qu’il avait été relâché et livré à lui-même par le directeur même de l’établissement, un certain Grimmer. Grimmer savait que le Sagouin était un malade, mais il avait quand même fait un rapport positif et optimiste sur lui et l’avait laissé partir. Jack avait aimé Grimmer aussi. Il comprenait parfaitement les raisons qui l’avaient poussé à libérer le Sagouin. Grimmer était censé faire marcher sa boîte sans argent et sans personnel. Le gouvernement de l’État, préoccupé avant tout de se faire réélire, ne lui accordait les crédits qu’au compte-gouttes. Grimmer pensait que le Sagouin était capable de se réintégrer dans la société : il ne chiait pas dans sa culotte, il n’essayait pas de poignarder ses codétenus avec des ciseaux et ne se prenait pas pour Napoléon. Le psychiatre chargé du cas Delong estimait que son patient avait plus d’une chance sur deux de s’en sortir une fois libéré, et ils savaient tous les deux que plus on garde un homme dans un établissement de ce genre, plus il s’habitue à ce milieu en vase clos, comme le toxicomane s’habitue à sa dose. Et, pendant qu’ils délibéraient, les vrais fous cognaient aux portes, paranoïaques, schizophrènes, cycliques, cataleptiques, ceux qui déclarent être allés au paradis sur des soucoupes volantes, celles qui se sont brûlé les organes génitaux avec des briquets Bic, les alcooliques, les pyromanes, les kleptomanes, les mélancoliques, les suicidaires. La vie, mon vieux, c’est pas de la tarte. Si vous n’avez pas le cœur solidement accroché, on vous réduira en bouillie avant que vous n’ayez trente ans. Jack compatissait aux soucis de Grimmer, au malheur des parents des victimes et au malheur des victimes elles-mêmes, évidemment. Mais il compatissait aussi au malheur du Sagouin. Au lecteur de juger. Lui refusait de jouer le rôle du moraliste.