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Le Petit Collège avait été, au départ, de la même veine optimiste. Mais, ces derniers temps, il avait commencé à prendre parti et, ce qui était pire encore, à prendre en grippe son héros, Gary Benson. Au départ, Gary était un jeune homme qui voyait dans sa fortune une malédiction et ne souhaitait rien tant que de devoir son admission dans une bonne université à ses mérites personnels plutôt qu’aux relations de son père. Mais, tout dernièrement, il était devenu, aux yeux de Jack, une insupportable sainte nitouche qui préférait se donner des airs de jeune homme cultivé plutôt que de s’instruire réellement, qui cachait son cynisme sous les apparences de la vertu et qui n’était pas vraiment brillant, comme Jack l’avait imaginé au début, mais simplement malin et rusé. D’un bout à l’autre de la pièce, il s’était toujours adressé à Denker en lui disant « Monsieur ». De même, Jack avait appris à Danny à dire « Monsieur » aux personnes plus âgées ou qui occupaient, dans la hiérarchie sociale, une position importante, et il lui semblait que dans la bouche de Danny le mot était sincère. Mais, depuis qu’il avait commencé le cinquième acte, il avait de plus en plus l’impression qu’en disant « Monsieur » Gary Benson se payait la tête de Denker, qu’il employait le mot avec une intention moqueuse. Denker, lui, n’avait jamais été un privilégié. Il avait trimé dur toute sa vie pour arriver à la tête de ce petit collège. Et maintenant il se voyait menacé de ruine à cause de ce beau jeune homme riche qui faisait l’innocent, mais qui, en fait, avait triché à ses examens tout en se débrouillant pour ne pas se faire prendre. Au début, Denker lui avait paru être le type du tyran, pareil à ces petits dictateurs de l’Amérique latine qui se prélassent à l’ombre des palmiers dans leurs royaumes pourris et s’amusent à aligner les dissidents contre le mur le plus proche pour les faire descendre à la mitraillette. Denker avait, lui aussi, son petit royaume dont il était le tyran et lui aussi était capable de transformer un caprice en croisade. À travers le microcosme de ce petit collège, Jack avait voulu dire quelque chose sur les excès du pouvoir. Mais maintenant il voyait en Denker un nouveau Mr Chips et pour lui la véritable tragédie dans sa pièce, ce n’était plus le martyre intellectuel de Gary Benson, mais la destruction d’un vieux professeur dévoué, incapable de percer à jour les fourberies de ce monstre qui se faisait passer pour un parangon de vertu.

Il n’avait pas pu terminer sa pièce.

Penché sur elle, il se demandait d’un air furieux s’il y avait moyen de sauver la situation. Il ne voyait pas de solution. Il avait eu l’intention d’écrire une certaine pièce et en cours de route elle s’était complètement transformée. Au fond, il s’en foutait. Dans les deux cas, sa pièce n’avait rien d’original. Dans les deux cas, c’était de la merde. Et d’ailleurs il n’en tirerait certainement rien ce soir. Après la journée qu’il avait eue, il n’était pas étonnant qu’il n’arrivât pas à aligner deux phrases.

— … l’emmener loin d’ici ?

Il cligna des yeux, essayant de revenir à la réalité.

— Quoi ?

— J’ai dit : comment allons-nous l’emmener loin d’ici ? Il le faut, Jack.

Il avait l’esprit tellement confus qu’il ne comprit pas immédiatement de quoi il s’agissait. Quand il en prit conscience, il eut un rire sec et bref.

— Tu en parles comme si cela allait de soi.

— Je ne voulais pas dire…

— Ça ne fait aucun problème, Wendy. Je vais aller me changer dans la cabine téléphonique du hall et je m’envolerai vers Denver avec Danny sur le dos. Ce n’est pas pour rien que dans ma jeunesse on m’appelait Superman Jack Torrance.

Le visage de Wendy s’assombrit.

— Je vois bien toutes les difficultés, Jack. Le poste de radio qui ne marche plus…, la neige…, mais tu dois prendre conscience du danger qui menace Danny. Jack ! Il a eu une crise de catalepsie ! Qu’aurions-nous fait s’il ne s’en était pas tiré tout seul ?

— Il s’en est tiré, c’est l’essentiel, répondit Jack, un peu trop rapidement, car il avait eu peur, lui aussi, en voyant le visage de Danny, ses yeux vides, ses muscles flasques.

C’était bien naturel qu’il ait eu peur. Mais plus il y pensait, plus il se demandait si ça n’avait pas été un stratagème de Danny pour échapper à sa punition. Après tout, il avait désobéi.

— Tout de même, dit-elle, tu as bien vu les bleus sur son cou ! (Elle se rapprocha de Jack et vint s’asseoir à l’extrémité du lit, près de son bureau.) Quelqu’un a essayé de l’étrangler ! Nous ne pouvons plus le laisser ici !

— Ne crie pas comme ça, répliqua-t-il. J’ai mal à la tête, Wendy. Je suis aussi inquiet que toi. Seulement, je t’en prie, ne crie pas.

— C’est entendu, dit-elle, baissant la voix, je ne crierai pas. Mais je ne te comprends pas, Jack. Quelqu’un se cache ici. Quelqu’un de dangereux. Il faut descendre à Sidewinder, et pas seulement pour Danny, mais pour nous tous. Il faut faire vite. Et toi… tu trouves que c’est le moment de reprendre ta pièce !

— Il faut s’en aller, il faut s’en aller, tu n’as que ces mots-là à la bouche. Tu me prends vraiment pour un surhomme.

— Je te prends tout simplement pour mon mari, dit-elle doucement, baissant les yeux sur ses mains.

Tout à coup sa colère éclata. Il souleva le manuscrit et le jeta rageusement sur le bureau, défaisant la pile et froissant les feuillets du bas.

— Il est grand temps, Wendy, de t’enfoncer dans le crâne quelques vérités premières que tu n’as pas l’air d’avoir intériorisées, comme disent les sociologues. On dirait qu’elles roulent dans ta tête comme des boules de billard. Il faut y mettre de l’ordre. Tu ne sembles pas comprendre que nous sommes bloqués par la neige.

Danny commençait à s’agiter dans son lit. « Chaque fois que nous nous disputons, c’est la même chose, pensa Wendy tristement. Et nous y voilà de nouveau. »

— Ne le réveille pas, Jack. Je t’en prie.

Il jeta un coup d’œil vers Danny et le feu de ses joues s’atténua.

— D’accord. Je te demande pardon. Si je me suis emporté, ce n’est vraiment pas contre toi. C’est moi qui ai cassé le poste. S’il y a quelqu’un qui est responsable de nos malheurs, c’est moi. Ce poste était notre seul lien avec le monde extérieur. Allô, Ranger, ici Bravo. Voulez-vous nous ramener à la maison s’il vous plaît, monsieur ? Il est tard et Maman va nous gronder.

— Ne plaisante pas, Jack, dit-elle en posant une main sur son épaule. Il appuya sa tête contre elle et de l’autre, elle lui caressa les cheveux. Je sais que tu en as le droit, après tout ce dont je t’ai accusé. Je sais que je suis parfois une garce, que je ressemble à ma mère. Mais tu dois comprendre qu’il y a des choses dont on se remet difficilement.

— Tu veux dire son bras ? dit-il, les lèvres serrées.

— Oui, répondit Wendy, se hâtant de poursuivre : mais il n’y a pas que toi qui m’inquiètes, je suis inquiète chaque fois qu’il sort jouer. Je suis inquiète à l’idée qu’il voudra une bicyclette l’an prochain, même si c’est une bicyclette avec des stabilisateurs. Je me fais du souci pour ses dents, pour sa vue et pour ce don qu’il a. Je me fais du souci parce qu’il est petit, qu’il me paraît très fragile et parce que… j’ai l’impression qu’il y a dans cet hôtel une présence malveillante qui veut s’emparer de lui, et que cette présence se servira de nous, s’il le faut, pour arriver à ses fins. C’est pour ça qu’il faut que nous partions d’ici, Jack. Je le sais ! Je le sens ! Il faut partir d’ici.