— J’aime bien t’entendre divaguer.
— Oyez, oyez, bonnes gens. Incroyable mais vrai ! Elle aime mes divagations !
— Mais les marques sur son cou, Jack. Elles existent vraiment, elles.
— Oui.
Pendant longtemps ils restèrent sans parler. Croyant qu’il s’était endormi, elle s’apprêtait à se laisser aller, elle aussi, au sommeil, quand il reprit :
— Lesquelles ?
Elle se mit sur son coude.
— D’abord, ce sont peut-être des stigmates, dit-il.
— Des stigmates ? Tu veux dire comme ces gens qui se mettent à saigner le vendredi saint ?
— Oui. Il y a des chrétiens très croyants dont les mains et les pieds se mettent à saigner pendant la semaine sainte. L’apparition de stigmates s’apparente à certaines pratiques des yogis. Tout cela est bien connu de nos jours. Les savants qui comprennent les rapports entre le corps et l’esprit — je veux dire qui les étudient, car personne ne les comprend vraiment — pensent aujourd’hui que l’on peut contrôler certaines fonctions physiologiques. On peut, par exemple, par un simple effort de concentration, ralentir le battement du cœur, activer le métabolisme, augmenter la transpiration et même provoquer des saignements.
— Tu penses vraiment que ces marques sont apparues sur le cou de Danny simplement par ce qu’il l’a voulu ?
— Je pense que c’est possible, mais j’avoue que je n’y crois guère, moi non plus. Ce qui me paraît plus probable, c’est qu’il se les soit faites lui-même.
— Lui-même ?
— Ce n’est pas la première fois qu’il lui arrive de se faire mal quand il est en transe. Souviens-toi de ce qui s’est passé un soir à table. C’était il y a deux ans environ. Toi et moi, nous nous parlions à peine, nous étions fâchés à mort. Tout à coup ses yeux se sont révulsés, il a piqué le nez dans son assiette, puis s’est écroulé par terre. Tu t’en souviens ?
— Oui, dit-elle. Si je m’en souviens ! J’ai cru qu’il était pris de convulsions.
— Une autre fois, c’est arrivé un samedi après-midi, dans le parc où je l’avais emmené jouer. Il se balançait lentement sur la balançoire et soudain il s’est écroulé à terre comme si on l’avait abattu à bout portant. Je me suis précipité vers lui et je l’ai pris dans mes bras. Dès qu’il est revenu à lui, il a cligné des yeux et m’a dit : « Je me suis fait mal au ventre. Dis à Maman de fermer la fenêtre de la chambre s’il pleut. » Et ce soir-là il est tombé des cordes.
— Oui, mais…
— Combien de fois l’avons-nous vu rentrer à la maison avec des coupures ou les coudes écorchés ? Ses chevilles ressemblent à un véritable champ de bataille. Et, quand on l’interroge sur ses blessures, il se contente de répondre : « Oh ! c’est arrivé en jouant », et refuse d’en dire plus. Mais c’est peut-être en s’évanouissant qu’il se blesse. Le docteur Edmonds a dit qu’à sa demande Danny s’était mis en transe devant lui, dans son bureau. Tu te rends compte !
— D’accord, mais ce n’est pas tout de même en tombant qu’il s’est fait ces marques au cou. Je veux bien être pendue si ce ne sont pas des doigts qui les ont faites.
— Imagine qu’il soit entré en transe, dit Jack, et qu’il ait eu la vision de quelque scène violente qui se serait passée dans cette chambre, une dispute ou un suicide, bref, une scène où les émotions sont au paroxysme. Comme il se trouve dans un état d’hyper-réceptivité, il est profondément troublé par ce qu’il voit. Son inconscient, pour visualiser la scène avec plus de vérité, ressuscite cette morte, ce cadavre, cette charogne…
— Tu me donnes la chair de poule, dit-elle d’une voix étranglée.
— Je me la donne à moi-même. Je ne suis pas psychiatre, mais cette explication me paraît très bien coller. Cette morte-vivante incarne des sentiments morts, des vies disparues qui résistent à la dissolution…, mais en même temps, comme elle vient de son inconscient, elle fait aussi partie de lui, elle est Danny. Dans l’état de transe, son moi conscient est submergé, et c’est son inconscient qui tire les ficelles. Alors, quand la morte cherche à l’étrangler, ce sont les mains de Danny qui lui serrent le cou.
— Arrête, supplia-t-elle. Je saisis, Jack. C’est encore plus effrayant que l’idée d’avoir un inconnu qui rôde dans les couloirs. Tu peux fuir un étranger ; mais tu ne peux pas te fuir toi-même. Ce que tu décris là, ce n’est rien d’autre que la schizophrénie.
— Oui, mais une schizophrénie au premier degré, dit-il, légèrement à l’aise. Une schizophrénie très particulière ; sa faculté de lire les pensées d’autrui et de percer par moments le voile qui nous cache l’avenir n’est pas, à proprement parler, un symptôme de maladie mentale. D’ailleurs, le potentiel schizophrène nous habite tous. Je pense que Danny finira par maîtriser le sien. Il lui faut du temps, c’est tout.
— Si c’est ça l’explication, il est plus urgent que jamais de l’emmener à Sidewinder. Quel que soit son problème, l’hôtel ne fait que l’aggraver.
— Je ne serais pas aussi catégorique, objecta-t-il. S’il nous avait obéi, il ne serait jamais monté dans cette chambre et il ne lui serait rien arrivé.
— Mon Dieu, Jack ! Est-ce que tu veux insinuer qu’il méritait de se faire étrangler parce qu’il a désobéi ?
— Non…, non. Bien sûr que non. Mais…
— Il n’y a pas de mais, dit-elle, secouant violemment la tête. La vérité, c’est que nous ne comprenons rien à ce qui s’est passé. Qu’est-ce qui nous prouve qu’il ne tombera pas de nouveau dans un de ces trous d’air psychiques et qu’il n’y rencontrera pas d’autres monstres ? La seule chose dont je sois certaine, c’est qu’il faut l’éloigner d’ici. (Dans l’obscurité, elle essaya de rire.) Encore un peu et c’est nous qui nous mettrons à voir des monstres.
— Ne dis pas de bêtises, dit-il, mais dans le noir il revit les lions de buis, ces lions affamés de novembre qui lui avaient bloqué le chemin — et son front se couvrit d’une sueur froide.
— C’est bien vrai que tu n’as rien vu là-haut dans la chambre ? demanda-t-elle. Tu n’as rien remarqué ?
Une autre vision surgit devant ses yeux, chassant celle des lions : un rideau de douche rose derrière lequel gisait une forme floue. Il revit la porte fermée, entendit de nouveau le bruit étouffé dans la baignoire, les pas précipités, comme si quelqu’un le poursuivait, les battements affolés de son cœur, tandis qu’il essayait en vain de faire tourner le passe-partout dans la serrure.
— Non, rien, dit-il — et au fond c’était vrai.
Il avait été si bouleversé qu’il n’était pas sûr de ce qui s’était passé. Il n’avait pas eu le temps de chercher, à tête reposée, une explication raisonnable à ces marques sur le cou de son fils. Lui-même n’avait-il pas été victime d’un phénomène d’autosuggestion ? Il arrive que les hallucinations soient contagieuses.
— Tu n’as pas changé d’avis ? Au sujet du scooter ?
Il crispa les poings.
« Arrête de me harceler ! »
— J’ai dit que je le ferais, et je le ferai. Maintenant, dors. Nous avons eu une longue et dure journée.