Valérie le fit entrer au bloc opératoire. Andrew regarda avec dégoût les compresses ensanglantées sur le linoléum. Il s'approcha d'un chariot et observa les instruments chirurgicaux. Il y en avait de plusieurs tailles.
– C'est terriblement coupant ces trucs-là, non ?
– Comme un scalpel, répondit Valérie.
Andrew se pencha vers le plus long et le saisit du bout des doigts. Il en jaugea le poids, en le prenant par le manche.
– Fais attention à ne pas te blesser, dit Valérie en le lui ôtant délicatement des mains.
Andrew remarqua la dextérité avec laquelle elle maniait cet objet. Elle le fit tournoyer entre son index et son majeur et le reposa sur le chariot.
– Suis-moi, ces instruments ne sont pas encore désinfectés.
Valérie entraîna Andrew vers la vasque accrochée au mur carrelé. Elle ouvrit le robinet d'un mouvement du coude, appuya sur la pédale à savon et nettoya les mains d'Andrew entre les siennes.
– C'est très sensuel la chirurgie, chuchota Andrew.
– Tout dépend de celui qui vous assiste, répondit Valérie.
Elle entoura Andrew de ses bras et l'embrassa.
*
Attablé à la cafétéria parmi tous ces policiers, Andrew eut une pensée pour l'inspecteur Pilguez, dont il attendait des nouvelles.
– Tu es préoccupé ? demanda Valérie.
– Non, c'est l'ambiance environnante, je ne suis pas habitué à manger au milieu d'autant d'uniformes.
– On s'y fait, et puis, si tu as la conscience tranquille, tu es plus en sécurité ici que n'importe où à New York.
– Tant qu'on ne va pas voir tes chevaux...
– Je comptais te faire visiter les écuries dès que tu aurais fini ton café.
– Impossible, je dois retourner au boulot.
– Mais quel trouillard !
– Ce sera pour une prochaine fois, si tu veux bien.
Valérie observa Andrew.
– Pourquoi es-tu venu jusqu'ici, Andrew ?
– Pour prendre un café avec toi, visiter ton lieu de travail, tu me l'avais demandé, et j'en avais envie.
– Tu as traversé la ville uniquement pour me faire plaisir ?
– Et aussi pour que tu m'embrasses au-dessus d'un chariot recouvert d'instruments chirurgicaux... c'est mon côté romantique.
Valérie raccompagna Andrew à son taxi ; avant de refermer la portière, il se retourna vers elle.
– Au fait, il faisait quoi ton père, déjà ?
– Il était dessinateur industriel à la manufacture.
– Et la manufacture manufacturait quoi ?
– Du matériel de couture, des arrondisseurs, des ciseaux de tailleur, des aiguilles en tout genre et des crochets à tricot, tu disais qu'il faisait un métier de femme et tu te moquais de lui. Pourquoi me demandes-tu ça ?
– Pour rien.
Il embrassa Valérie, lui promit de ne pas rentrer tard et referma la portière du taxi.
15.
... Deux hommes avaient sorti Rafaël de sa cellule. Tandis que l'un le traînait par les cheveux, l'autre lui matraquait les mollets avec un nerf de bœuf pour l'empêcher de se tenir debout. Sa douleur au crâne était telle qu'il crut que son cuir chevelu allait s'arracher ; à chaque mètre parcouru, Rafaël tentait de se redresser, mais ses genoux pliaient sous la force des coups. Le petit jeu de ses tortionnaires cessa momentanément devant une porte en fer.
Elle s'ouvrait sur une grande pièce carrée, sans fenêtre.
Les murs étaient tachetés de longues traînées rougeâtres, le sol en terre battue empestait le sang séché et les excréments, odeur âcre insupportable. Deux ampoules pendaient du plafond.
La lumière était aveuglante, à moins que ce ne fût le contraste avec la pénombre de la cellule où il avait passé deux jours sans que personne lui apporte à boire ou à manger.
On lui fit ôter sa chemise, son pantalon et son slip et on l'obligea à s'asseoir sur une chaise en fer, cimentée dans le sol. Deux lanières étaient rivées aux accoudoirs, deux autres aux pieds. Lorsqu'on sangla Rafaël, le cuir taillada sa chair.
Entra un capitaine. Il portait un uniforme impeccablement repassé. Le militaire s'assit sur le coin d'une table, caressa le bois de sa main pour en ôter la poussière et posa sa casquette. Puis il se leva, silencieux, s'approcha de Rafaël et lui lança son poing dans la mâchoire. Rafaël sentit le sang couler dans sa bouche. Il ne s'en plaignit pas, sa langue était collée au palais par la sécheresse.
– Antonio... (un coup de poing lui fracassa le nez), Alfonso... (un autre le menton), Roberto... (un troisième lui fendit l'arcade sourcilière)... Sánchez. Tu te souviendras de mon nom ou tu veux que je le répète ?
Rafaël avait perdu connaissance.On lui jeta un seau d'eau pestilentielle au visage.
– Répète mon nom, vermine ! ordonna le capitaine.
– Antonio, Alfonso, Roberto, fils de putain, murmura Rafaël.
Le capitaine leva le bras, mais retint sa main ; il sourit en faisant signe à ses deux acolytes de préparer ce déviationniste mal élevé à la gégène.
On lui apposa des plaques de cuivre sur le torse et les cuisses pour que le courant circule proprement, on lui lia des fils électriques dénudés aux chevilles, aux poignets et aux testicules.
La première décharge propulsa son corps vers l'avant, et il comprit pourquoi la chaise avait été fixée au sol. Des milliers d'aiguillons circulaient dans ses veines, sous sa peau.
– Antonio Alfonso Roberto Sánchez ! répétait le capitaine d'une voix impassible.
Chaque fois que Rafaël perdait connaissance, un nouveau seau d'eau putride le ramenait à la torture qu'on lui infligeait.
– Ant... Alfonso... Rob... ánchez, murmura-t-il à la sixième décharge.
– Ça prétend être un intellectuel et ça ne sait même pas prononcer correctement un nom, ricana le capitaine.
Il souleva le menton de Rafaël avec le bout de sa badine et lui entailla la joue d'un coup sec.
Rafaël ne pensait qu'à Isabel, à María Luz, et à ne pas déshonorer les siens en suppliant grâce.
– Où se trouve votre saleté d'imprimerie ? demanda le capitaine.
À l'évocation de ce lieu, Rafaël, le visage tuméfié, le corps meurtri, s'évada en pensée vers cette pièce aux murs bleus décrépis. Il sentit l'odeur du papier, de l'encre et de l'alcool méthylique que ses amis utilisaient pour faire fonctionner la machine à ronéotyper. Ce souvenir olfactif lui fit récupérer un peu de lucidité.
Une nouvelle décharge le secoua, il se mit à convulser et libéra ses sphincters. Son urine ensanglantée ruisselait le long de ses jambes. Ses yeux, sa langue, ses parties génitales n'étaient plus que braises. Il perdit connaissance.
Le médecin qui assistait le capitaine vint écouter son cœur, examina ses pupilles et annonça que c'était assez pour aujourd'hui si on voulait le garder en vie. Et le capitaine Antonio Alfonso Roberto Sánchez tenait à garder son prisonnier bien vivant. S'il avait voulu le tuer, il lui aurait suffi de lui loger une balle dans la tête, mais plus que de sa mort, c'était de sa souffrance qu'il voulait se repaître, pour lui faire payer sa trahison.