Sur ces entrefesses, Bérurier revient, dégoulinant de flotte, le bitos en délayance.
Sans se préoccuper de mon activité présente, il jette un objet sur la tablette de la radio en grommelant :
— Suédois, mon cul !
Il s’agit d’une grosse chevalière en or, celle-là même qui a entamé « l’arcane souricière » de la dame Liauradéshome.
— Mate l’inscriptance gravée à l’intérieur ! m’enjoint le Roi des Glands.
Je le fais :
« Barbara to Johnny, N.Y. 6/8/72 »
— J’sus t’été vérifier qu’un des deux gonziers portait bien la ch’valière qu’on avait causé. Y l’avait. C’mec est un Ricain, mon pote. N.Y., ça veut dire Nouille York. D’aut’ part, leurs fringues, aux deux clamsés, sont badine U.S.A.
— Vous êtes toujours à l’écoute ? grameluche le Scalpé.
— Toujours, Monsieur.
— Avec qui discutez-vous ?
— Le Gros. Il vient de découvrir que nos Suédois sont américains. Ne pensez-vous pas que vous avez servi de bouc émissaire ?
Pas de réponse.
— Monsieur, ne pouvez-vous envoyer une vedette rapide jusqu’au bateau pour prévenir ?
— Impossible, le temps est trop gros et c’est la marée montante. Et puis le… bâtiment se trouve trop loin du littoral. Si quelque chose est tentable dans ce domaine, c’est depuis Nichemar’h dont il est beaucoup plus proche. La marée vous est favorable.
Je visionne ma Piaget immunisée à mouvement quadristatique. La bombe doit « imploser » dans vingt-cinq minutes.
Selon mon estimation, en utilisant le canot de sauvetage du port, et en mettant pleins gaz, on doit pouvoir rallier le pétrolier en dix minutes. Cinq minutes pour affréter le canot. Reste une dizaine de broquilles ! Est-ce tentable ?
Je cours le long du quai vers la loupiote de veille qui marque le point d’ancrage de l’embarcation de secours. Béru et son adorable nièce m’escortent.
Je leur crie dans la foulée :
— Rameutez la population. Dans tous les bateaux amarrés dans le port se trouvent des fusées de secours. Faites-moi partir tout ça en direction de la Côte. Je veux un feu d’artifice, qu’on puisse y voir clair comme en plein jour. Vite !
Je repère le Saga ventru sur lequel est écrit je ne sais quoi d’officiel. Je saute dedans. Le démarreur ! Dieu soit loué, ça répond pile.
Les gaz. La vitesse est limitée à 3 nœuds dans le port ? Avec le mien ça en fera vingt !
Va, petit mousse, le vent te pousse.
Si tu veux mon avis, c’est presque grisant.
Que dis-je : c’est archi-grisant, comme d’autres sont archi-épicescopeaux (art chie et pisse copeaux). Des bonds de dix mètres, des creux de plus. Montagnes russes, drues et fluides. La mer embarque des pacsifs dont l’habitacle me protège mal. J’ai mis la manette des gaz au maxi. Et que vogue ma galère héroïque !
Insensé !
Je me le répète. Ça tourne à la hantise. In-sen-sé ! Folie ! Folie furieuse. Je fonce. Fonce, Alphonse ! comme dit mon Bérurier. Des déchirures d’orage, des éclats de lune me permettent d’apercevoir, droit devant, la masse obèse du pétrolier. Comme elle est lointaine ! Je roule, et roule pis qu’un tonneau. Et ça roule même quand le barlu dévale une pente liquide pour piquer dans les abîmes marins.
Mais j’avance. Qu’attendent-ils pour faire partir les fusées ? Il est vrai qu’il a fallu alerter les pêcheurs. Enfin, soudain, un grand trait rouge fonce au-dessus de ma tête, décrit une orbe somptueuse, éclate et se met à dandiner dans le cloaque gris des nuages tuméfiés.
Bientôt, en vient un autre, et puis d’autres encore. Très superbes, intenses. Ils bousculent les nues. Ils illuminent ce coin de monde agonique. Les couleurs s’entremêlent. Rouges, vertes, rouges, vertes avec des variantes dans les tonalités. Et soudain, une jaune, qu’on ne sait pas pourquoi. Et la nuit se dissipe devant cette pluie à l’envers, qui monte du sol pour chasser les perfidies du ciel.
Tout en tenant le gouvernail d’une main, je braque, de l’autre, des jumelles qui se trouvaient à portée dans la boîte à cartes. A bord du tanker, ça commence à remuer. On aperçoit des matafs russes qui accourent pour assister au feu d’artichaut (ou fice). S’alignent sur tribord. Discutent. N’y pigent rien. Et moi, l’héros au sourire si doux, je fonce en décidant de ne plus regarder ma montre. D’ailleurs il ne fait plus assez clair pour. J’irai jusqu’au bout, au péril de ma vie. J’irai imperturbablement.
Le pétrolard se fait de plus en plus énorme. Grâce à la pluie de fusées, je distingue jusqu’aux visages des gars blonds alignés le long du bastingage.
Depuis combien de temps navigué-je de la sorte ? Si je m’approche trop, les lames fracasseront mon Saga contre les flancs monstrueux de ce bidon flottant.
J’arrive à deux cents mètres du tanker. Impossible de faire mieux. Je parcours le navire d’un œil d’aigle (ou de lynx si tu préfères les mammifères). Et je vois. Je vois tout, comprends tout. M’épouvante. Glaglate. Oh, maman ! Sainte Vierge ! Seigneur Dieu ! Et j’en passe, pas des meilleurs mais des très recommandables.
Dans le rouf (laquette) il y a un porte-voix. Tant pis, je mets la manette au point mortibus, bondis. La marée m’a déjà propulsé contre le barlu. Je n’ai que le temps de virer toute. Je m’écarte. Depuis le bâtiment, des matafs me font des signes éperdus.
Dès que j’ai repris une distance convenable, je gueule dans le porte-voix :
— Attention ! Vous avez des bombes posées contre la coque du tanker.
Et je répète : en anglais, en allemand, en patois dauphinois, en argot de Belleville, en tout ce que je cause, sauf naturellement en russe puisque j’ignore cette langue.
M’a-t-on entendu ?
Il semblerait qu’on se bouscule sur le pont. Mais merde, il y a près d’une demi-heure que j’ai quitté le port. Les fusées continuent de sillonner le ciel inclément (Marot).
— Vous avez des bombes fixées par des ventouses sur les flancs du bâtiment.
Ils ont pigé car un projecteur portable s’éclaire sur le pont, et on le braque sur la coque.
A cet instant, il se produit un soubresaut universal. La mer se creuse, le tanker a une ruade. L’air semble se casser. Des ondes infernales me broient les tympans, les nerfs, les burnes, le cerveau. J’en tombe assis dans mon barlu, lequel fait un bond de hors-bord en course.
Et merde ! Trop tard !
Ça hurle, ça tumulte.
On voit plus pendant un court instant. Des hommes tombés à la mer me nagent vers de toute leur énergie.
Dieu merci, je me trouvais à la proue car c’est la poupe qui a morflé. J’y vais en teufteufant.
Le gouvernail a fait des petits. Une moche brèche fore le cul du monstrueux pétrolier. On voit sourdre du liquide noir.
Et alors je pige un truc fabule :
— C’est la bombe de Tango qui a sauté. Seulement la bombe de Tango. « Les autres » sont pour un peu plus tard.
Je reprends mon porte-voix :
— Attention ! Pas de panique, votre avarie de la poupe n’est pas très grave, débarrassez-vous des autres bombes. Deux à bâbord, deux à tribord, peu au-dessus de la ligne de flottaison. Laissez-vous descendre par des filins, je vous signalerai où elles se trouvent. Commandant San-Antonio.
Tout en anglais. Langue universelle. Langue de banquier !
Vite ! Je dirige les opérations. Et de vaillants matafs russes, presque aussi véry beaucoup héroïques que le gars mézigue, se laissent couler comme des singes le long de la coque pour la débigorner. Mouiller les bombes après avoir passé une lame sous les ventouses.
Vive Santantonio !
Enfin, il me semble.
PRESQUE FIN