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— Je sens que j’y serai parfaitement heureux.

Elle ressort, lève la main, et une grande automobile noire, agrémentée d’une bande grise, vient se ranger devant nous, pilotée par un gros homme à trogne d’alcoolo en cure de désintoxication. Le gus porte une veste de toile bleue et se coiffe d’une casquette trop juste pour la soupière qui lui sert à se regarder dans la glace.

J’ouvre galamment la portière à ma guidesse, mais elle ne prend pas garde à mon geste et s’installe à l’avant, près du chauffeur.

Mortifié, je me jette à l’intérieur de la chignole. M’est avis qu’en fait de dame de compagnie, la Katerina, elle se pose un peu laguche. Le repas va ressembler à un enterrement d’indigent.

Tandis que le carrosse roule à petite allure dans les vastes artères dégagées, je pense à notre copain Homar Al Harm Oriken. Je vais profiter du temps mort pour t’affranchir. Ce gonzier est un agent soviétique, mais double. C’est-à-dire qu’il fricote aussi avec les Ricains ; il vient de les flouer superbe, nos potes yankees. Une sale combine sur laquelle je n’ai pas de détails. La seule manière de tenter une neutralisation du gars Homar c’est de le discréditer aux yeux de ses patrons russes.

Me suit-il-tu bien ?

Alors les services du contre-espionnage amerloque ont eu l’idée suivante : demander à un pays ami de proposer une transaction pour récupérer l’Egyptien. En l’occurrence : la France. Nous autres, l’Homar, on n’a jamais eu de contact avec lui. Seulement, en venant proposer au camarade Gériatrov de l’échanger contre des agents soviétiques, on compromet le type, tu piges ? Ils se disent quoi t’est-ce, les services popoffs ?

« Pourquoi la France tient-elle à récupérer notre homme ? Parce qu’il a travaillé pour elle sans nous en informer. Donc, il nous double. Partant de là, tout ce qu’il nous fournit comme tuyaux est sujet à caution. Il faut par conséquent “l’interroger” pour lui faire avouer ses étranges cachotteries ».

Donc, je viens de scier la branche de l’Egyptien. La preuve en est que mon interlocuteur soviétique refuse carrément le marché.

Alors moi, je suis n’heureux, bien s’heureux, très t’heureux de ma saynète. Faut croire que je l’ai jouée sans bavures : tout dans le masque, l’intonation. J’ai fait sobre, mais en force.

La voiture se range devant une vaste maison du siècle dernier. Ce devait être la résidence d’un quelconque familier du tsar. Il y a un parc avec de grands arbres que je te catalogue séculaires en deux coups les gros, pas se faire chier la bite sur des épithètes mieux calibrées qui te passent au-dessus de la hure.

Vaste parking, avec quelques bagnoles appartenant au corps diplodocus. Des chauffeurs polishent les chromes à la peau de siamois pendant que leurs boss clapent des œufs d’esturgeons. Les loufiats sont saboulés grand style. La Katerina va parmentier avec un métro d’autel. Le pingouin m’adresse un cygne, je le suis. Qu’à ma profonde surprenance, la môme demeure à l’extérieur.

Quoi donc ! Ah ! pas de ça, Lisette !

— Mademoiselle Sémonfiev, je lui dis-je, votre patron, Pépé Gériatrov, m’avertit que vous êtes à ma disposition. Pardon de reprendre les expressions thermales de sa baveuse, mais j’argue de cet exquis message pour vous prier de bien vouloir dîner avec moi. Manger seul est pour moi un pensum et il n’est pas question que j’aille m’empiffrer pendant que vous ferez le pied de pute dans ce parc.

Joliment troussé, n’est-il pas ?

La souris marque une hésitation. Le maître d’hôtel, qui s’est figé et m’attend, garde un visage plus étanche qu’une caméra sous-marine. Je subodore un cas de conscience.

— Je ne suis pas habillée, objecte la gente damoiselle.

— Vous l’êtes mille fois trop à mon goût, lui virgulé-je, pas feignant du madrigal, le Sana.

— Un moment ! dit-elle.

Elle retourne à la chignole déjà rangée sur le parkinge, ouvre sa portière et se penche en avant comme si elle entendait faire une petite pipe au chauffeur. Son buste disparaît. Moi je te parie la photo en couleur du général Jaruzelski contre celle de mon cul que la gosse use d’un téléphone planqué sous le tableau de bord.

Elle radine, toujours impassible.

— Allez vous installer, je vais vous rejoindre, promet-elle comme Prométhée sur son rocher de La Rochelle.

Cette fois, je me laisse piloter par le maître d’hôtel. Qu’on va dans une vaste salle, très palace de jadis, des dorures, des glaces, des tentures, des lambris. Sur une estrade, un orchestre confectionne des valses et puis des mazurkas. Les musiciens sont en costume national samovar. Les lustres géants offrent la particularité de supporter des bougies au lieu d’ampoules, ce qui compose un éclairage romantique à se chier dans le bénouze, aurait écrit Musset dans son fameux « Bonjour d’Alfred ».

Tu parles d’une classe ! Tu t’attends à voir débouler la Grande Catherine et ses love boys.

Les convives sont smarts, et même heurffs, en y regardant à deux fois : les femmes en grande toilette, les hommes en smok ou bleu écrasé. Je suis à la limite du hors jeu avec ma flanelle grise. Le chef loufiat l’a retapissé car il me refile une table derrière des plantes vertes, dans le fond de la salle.

Ce qui n’empêche qu’une armada de gonziers se m’empressent, qui avec une assiette d’argent, contenant des amuse-gueule au caviar, qui avec un flacon de vodka surglacée, et rikiki avec un grand menu brioché, en parchemin de Compostelle, rédigé en russe sur la page de gauche, en anglais sur celle de droite.

Je commence à avoir les piloches, aussi grignoté-je des toasts en attendant l’arrivée de mam’selle Katerina. Elle a dû passer par les toilettes pour se retoucher le négatif. Il est évident qu’ici, elle va détonner avec ses fringues de travelo bulgare.

Un cardeur passe. Je sais le menu parker, et ai fait mon choix : caviar-blinis, côtelette Pojarsky avec cacha, champagne.

Et tout à coup, la chaise d’à mon côté se déplace et une frangine archisublime s’y dépose. J’ai juste le temps de me lever en castatatrophe. L’arrivante porte une robe de soie jaune, est maquillée star, un collier souligne la nénaissance de ses chers seins. Me faut un bout de moment pour reconnaître Katerina.

— Voilà qui tient du miracle ! m’exclamé-je.

— Non, répond-elle, le Gougnotsky est équipé, voilà tout.

Et sans donner davantage d’explications, elle s’arme du menu.

* * *

Je te l’ai déjà dit, mais je vais t’y répéter, parce qu’entre toi et le roi des cons y a qu’une couronne de différence. Le maître d’hôtel nous a placés derrière des plantes vertes. Lesdites sont destinées à dissimuler l’entrée d’un petit salon-bar où des convives qui en attendent d’autres vont écluser un godet ; il en résulte un certain va-et-vient.

J’achève d’enquiller mes blinis quand un groupe de gens habillés en personnes passe à la lisière de notre table. Des Ricains. Diplomates, probably, ou journalistes, je reconnais l’accent et les fringues ; aussi cette belle santé tonitruante qui leur évite de passer inaperçus.

Ils sont six : quatre julots et deux gerces. Ils ont déjà dû biberonner pas mal de verres car leurs pommettes sont enflammées comme la Volga dans ce fameux film de je ne me rappelle plus qui.

— Mais c’est l’héroïque San-Antonio ! exclame le gonzier qui ferme la marche.

Je reconnais en lui un pote de Newsweek, colosse débonnaire aussi à l’aise dans la vie qu’un fer à repasser dans le gant d’un boxeur. Il me file une claque sur l’omoplate gauche. Ma clavicule plie mais ne rompt pas.

Comme nous sommes des gens pratiques, on évite de se dire « Tiens, tu es à Moscou », ce qui serait constater l’évidence et on a d’autres chattes à lécher.