C'est ainsi que le pharaon Akhenaton me parlait et que je parlais à mon cœur, et mon cœur était faible et impuissant, mais le quinzième jour nous vîmes un pays qui n'appartenait à personne et à aucun dieu. Les collines bleuissaient au loin et la terre était inculte et seuls quelques pâtres paissaient les troupeaux autour de leurs cabanes de roseau près de la rive. Alors le pharaon descendit de sa barque et consacra cette terre à Aton pour y construire une nouvelle capitale à laquelle il donna le nom de «Cité de l'Horizon d'Aton».
L'une après l'autre les barques arrivèrent, et le roi réunit ses architectes et ses entrepreneurs et il leur indiqua la direction des rues principales et l'emplacement de son palais et celui du temple d'Aton, et à mesure que ses favoris arrivaient, il assignait à chacun une place pour sa maison dans les rues principales. Les constructeurs chassèrent les pâtres avec leurs troupeaux et démolirent leurs cabanes et installèrent des quais. Akhenaton ordonna aux constructeurs de se bâtir des maisons en dehors de sa ville, cinq rues du nord au sud et cinq de l'est à l'ouest, et chaque maison avait la même hauteur et dans chacune il y avait deux chambres identiques et l'âtre était au même endroit, et chaque pot et chaque tapis avait la même place dans toutes les maisons, car le pharaon voulait l'égalité entre tous les constructeurs, afin qu'ils vécussent heureux dans leur ville en bénissant le nom d'Aton.
Mais bénissaient-ils le nom d'Aton? Non, ils le maudissaient et ils maudissaient aussi le pharaon dans leur incompréhension, car il les avait attirés de leur ville dans un désert où il n'y avait pas de rues ni de cabarets, mais seulement du sable et des roseaux. Aucune femme n'était contente de sa cuisine, car elles auraient voulu allumer les feux devant leur maison, en dépit de l'interdiction, et elles déplaçaient sans cesses cruches et tapis, et celles qui avaient beaucoup d'enfants jalousaient celles qui n'en avaient pas. Les gens habitués au sol de terre battue jugeaient les planchers d'argile malsains et poussiéreux, tandis que d'autres disaient que la glaise de la Cité de l'Horizon n'était pas comme ailleurs, mais qu'elle était certainement maudite, parce qu'elle se fendillait au lavage.
Ils voulaient aussi planter des légumes devant leurs maisons, selon leur habitude, et ils n'étaient pas contents des terrains que le pharaon leur avait alloués en dehors de la ville et ils disaient que l'eau y manquait et que c'était trop loin pour y porter le fumier. Ils étendirent leur lessive à sécher sur des cordes à travers les rues, et ils gardèrent chez eux des chèvres, malgré l'interdiction lancée par le pharaon pour des raisons d'hygiène et à cause des enfants, si bien que je n'ai jamais vu de ville plus mécontente et plus querelleuse que celle des constructeurs durant l'édification de la nouvelle capitale. Mais ils finirent par s'accoutumer et se résigner, ils cessèrent de maudire le pharaon et ne pensèrent plus à leurs anciens foyers qu'en soupirant, mais sans désirer sérieusement y retourner. Mais les femmes gardèrent les chèvres dans les maisons.
Puis vint l'inondation avec l'hiver, mais le pharaon ne regagna pas Thèbes, il resta logé sur sa barque d'où il gouvernait le pays. Chaque pierre posée et chaque colonne érigée le réjouissait, et souvent en voyant se dresser les belles maisons de bois le long des rues il riait d'un rire méchant, car il pensait à Thèbes. Il consacra à la Cité de l'Horizon tout l'or pris à Amon, mais les terres du dieu furent partagées entre les pauvres qui désiraient cultiver le sol. Il fit arrêter tous les navires qui remontaient le fleuve et il acheta leurs cargaisons pour créer des ennuis à Thèbes, et il activa tellement les travaux que les prix du bois et de la pierre montèrent et qu'un homme pouvait gagner une fortune en amenant un chargement de poutres de la première chute à la Cité de l'Horizon. Une foule d'ouvriers étaient accourus et logeaient dans des cabanes sur la rive, et ils pétrissaient l'argile et faisaient des briques. Ils construisaient les rues et les canaux d'irrigation, et ils creusaient le lac sacré d'Aton dans le parc du pharaon. On amena aussi des buissons et des arbres et on les planta après la crue, et on planta aussi des arbres fruitiers en plein rapport, si bien que l'été suivant le pharaon put déjà cueillir d'une main ravie les premières dattes, figues et grenades mûries dans sa ville. J'étais très occupé, car tandis que le pharaon guérissait et prospérait et se réjouissait de voir sa ville jaillir du sol, florissante et gracieuse, les constructeurs eurent à subir bien des maladies avant que le sol eût été assaini par des drainages, et de nombreux accidents survenaient durant les travaux. Tant qu'il n'y eut pas de quais, les crocodiles attaquaient les débardeurs obligés d'entrer dans l'eau. Il n'est rien de plus horrible que d'entendre les cris d'un homme à moitié englouti entre les mâchoires d'un crocodile qui l'entraîne pour le laisser pourrir dans son nid. Mais le pharaon était si accaparé par sa vérité qu'il ne voyait rien de tout cela, et les armateurs engagèrent des chasseurs de crocodiles du Bas-Pays qui ne tardèrent pas à nettoyer le fleuve de ces monstres. Bien des gens prétendaient que les crocodiles avaient suivi la barque d'Akhenaton de Thèbes à la nouvelle ville, mais je ne saurais exprimer une opinion sur ce point, bien que je sache que le crocodile est un poisson terriblement sage et rusé. Il est toutefois difficile de penser que les crocodiles eussent établi une corrélation entre la barque du pharaon et les cadavres flottant dans le fleuve, mais si c'est le cas, alors le crocodile est vraiment un animal très intelligent. Mais leur intelligence ne leur servit de rien contre les chasseurs, et ils jugèrent bon de laisser la Cité de l'Horizon en paix, ce qui est de nouveau une preuve de leur grande et redoutable sagesse. Mais ils s'établirent par bandes en aval jusqu'à Memphis où Horemheb avait installé son quartier général.
Je dois en effet rapporter qu'au retrait de la crue Horemheb était venu à la Cité de l'Horizon avec les nobles de la cour, mais seulement pour inciter Akhenaton à renoncer à sa décision de dissoudre l'armée. Le pharaon lui avait ordonné de licencier les nègres et les Shardanes et de les renvoyer chez eux, mais Horemheb avait traîné les choses en longueur sous divers prétextes, parce qu'il s'attendait non sans raison à une révolte en Syrie où il désirait envoyer des troupes. C'est qu'après les troubles de Thèbes, les nègres et les Shardanes étaient détestés dans toute l'Egypte. Mais le pharaon resta inébranlable et Horemheb perdit son temps. Leurs conversations se déroulaient chaque jour de la même manière. Horemheb disait:
– Une grande inquiétude règne en Syrie et les colonies égyptiennes y sont faibles. Le roi Aziru attise la haine contre l'Egypte et je ne doute pas qu'au moment propice il ne se révolte ouvertement.
Akhenaton disait:
– As-tu vu les planchers de mon palais où les artistes dessinent des roseraies et des canards volants à la mode crétoise? Du reste je ne crois pas à une révolte en Syrie, parce que j'ai envoyé à tous les rois une croix de vie. Quant à Aziru, il est mon ami et il a accepté la croix de la vie et il a élevé un temple à Aton dans le pays d'Amourrou. Tu as certainement déjà vu le portique d'Aton devant mon palais, il en vaut la peine, bien que pour gagner du temps les colonnes ne soient qu'en briques. Il m'est désagréable de penser que des esclaves pourraient trimer dans les carrières à exploiter la pierre pour Aton. Pour en revenir à Aziru, tu as tort de douter de sa loyauté, car j'ai reçu de lui de nombreuses tablettes d'argile où il s'informe avidement d'Aton, et si tu le désires mes épistolographes pourront te les montrer, dès que les archives seront en ordre. Horemheb disait: