C'est pourquoi je fis de nombreuses escales dans les villages et les paysans venaient me parler et ce voyage ne fut nullement pénible, comme je l'avais craint, car au mât flottait l'oriflamme du pharaon et mon lit était confortable et il n'y avait pas du tout de mouches. Mon cuisinier me suivait dans un autre bateau et on lui apportait sans cesse des cadeaux, si bien que j'avais toujours des vivres frais. Mais les colons venaient me trouver et ils étaient maigres comme des squelettes, leurs femmes jetaient des regards apeurés, leurs enfants étaient chétifs et ils avaient les jambes cagneuses. Ils me montrèrent leurs coffres à blé qui étaient à moitié vides, et leur blé était plein de taches rouges, comme s'il y était tombé du sang. Et ils me disaient:
– Nous avons d'abord cru que nos mécomptes provenaient de notre ignorance, puisque nous n'avions encore jamais cultivé la terre. Mais à présent nous savons que la terre que le pharaon nous a distribuée est maudite, et c'est pourquoi nos récoltes sont maigres et notre bétail meurt. Et nous aussi nous sommes maudits. La nuit, des pieds invisibles foulent nos champs et des mains invisibles cassent les branches des arbres que nous avons plantés et notre bétail périt sans raison et nos canaux s'obstruent et nous trouvons des charognes dans nos puits, si bien que nous n'avons plus d'eau potable. Beaucoup ont déjà abandonné leurs terres pour regagner les villes, plus pauvres qu'à leur départ, et en maudissant le nom du pharaon et son dieu. Mais nous avons tenu jusqu'ici et accordé confiance aux croix et aux lettres du pharaon, et nous les suspendons dans nos champs pour écarter les sauterelles. Mais la magie d'Amon est plus puissante que celle du pharaon, et c'est pourquoi notre foi chancelle et nous devrons bientôt quitter ces terres maudites, avant d'y périr comme sont morts déjà tant de femmes et d'enfants.
J'allai aussi voir les écoles et en apercevant sur mes habits la croix d'Aton les maîtres cachaient pieusement leurs bâtons et faisaient les signes d'Aton et les enfants étaient assis les jambes croisées sur les aires en rangs soignés. Les maîtres me disaient:
– Nous savons qu'il est insensé de vouloir que chaque enfant apprenne à lire et à écrire, mais que ne ferions-nous pas pour l'amour du pharaon qui est notre père et notre mère et que nous respectons comme le fils de son dieu. Mais nous sommes des hommes instruits et c'est offensant pour notre dignité de rester assis sur des aires à moucher des gamins crasseux et à dessiner des lettres dans le sable, parce que nous n'avons pas de tablettes ni de plumes de roseau et ces nouvelles lettres sont incapables de figurer la science et le savoir que nous avons acquis avec tant de peines et de frais. Notre salaire est très irrégulier et les parents ne nous payent pas à pleine mesure, et leur bière est acide et maigre, et l'huile est rance dans nos pots. Mais nous espérons bien démontrer au pharaon qu'il est impossible que tous les enfants apprennent à lire et à écrire, car seuls les meilleurs en sont capables. C'est aussi insensé d'apprendre aux filles à écrire, car cela ne s'est jamais fait, et nous pensons que les scribes du pharaon se sont trompés en écrivant, ce qui prouve de surcroît combien cette nouvelle écriture est imparfaite et mauvaise.
Je contrôlai leur savoir, et ce savoir ne me réjouit guère et je fus encore moins satisfait en voyant leurs faces bouffies et leurs yeux fuyants, car ces maîtres étaient des scribes déchus dont plus personne ne voulait. Leur instruction était déplorable et ils avaient accepté la croix d'Aton seulement pour s'assurer du pain, et s'il y avait parmi eux une exception, ce n'est pas une mouche qui transforme l'hiver en été. Les colons et les doyens des villages pestaient amèrement au nom d'Aton et disaient:
– O Sinouhé, dis au pharaon qu'il nous débarrasse au moins du fardeau de ces écoles, sinon nous ne pourrons plus vivre, car nos enfants reviennent de l'école le dos tout bleu de coups et les cheveux arrachés et ces maîtres sont aussi insatiables que des crocodiles et rien n'est assez bon pour eux, mais ils méprisent notre pain et notre bière, et ils nous extorquent nos dernières piécettes de cuivre et les peaux de nos bœufs pour s'acheter du vin, et quand nous sommes aux champs ils pénètrent dans nos maisons pour se divertir avec nos femmes en disant que c'est la volonté d'Aton, puisqu'il n'y a plus de différence entre un homme et un autre et une femme et une autre.
Mais le pharaon m'avait simplement autorisé à les saluer en son nom et je ne pouvais les aider dans leur misère. Mais je leur dis pourtant:
– Le pharaon ne peut pas tout faire pour vous, et c'est en partie votre faute si Aton ne bénit pas vos champs. Vous êtes cupides et vous n'aimez pas que vos enfants aillent à l'école, car vous avez besoin d'eux pour les travaux des champs et pour creuser des canaux d'irrigation, pendant que vous fainéanteriez. Je ne peux rien non plus pour la pudeur de vos femmes, car c'est d'elles qu'il dépend de savoir avec qui elles désirent se divertir. C'est pourquoi j'ai honte pour le pharaon en vous regardant, car il vous a confié une grande tâche. Mais vous avez gâché les terres les plus fertiles de l'Egypte et abattu le bétail pour le vendre.
Mais ils protestèrent vivement:
– Nous ne désirions aucun changement dans notre vie, car si nous étions pauvres en ville, nous étions au moins heureux, mais ici nous ne voyons que des cabanes d'argile et des vaches mugissantes. Ils avaient raison, ceux qui nous ont mis en garde en disant: Redoutez tout changement, car pour un pauvre c'est toujours en mal, et sa mesure de blé diminue et l'huile baisse dans son pot.
Mon cœur me disait qu'ils avaient probablement raison, et je renonçai à discuter avec eux et je me remis en route. Mais mon cœur était gros à cause du pharaon et je m'étonnais que tout ce qu'il touchait portât malheur, si bien que les gens énergiques devenaient paresseux à cause de ses cadeaux, et seuls les plus misérables se groupaient autour d'Aton comme des mouches autour d'une bête crevée.
Et une crainte s'empara de moi: il se peut vraiment que le pharaon et les courtisans et les nobles et les dignitaires qui vivent dans l'oisiveté, et moi aussi durant ces dernières années, nous ne soyons que des parasites engraissés par le peuple, comme des puces dans la toison du chien. Peut-être que la puce dans la toison du chien s'imagine être l'essentiel et que le chien ne vit que pour l'entretenir. Peut-être aussi que le pharaon et son Aton ne sont que des puces dans la toison d'un chien et qu'ils ne procurent au chien que des ennuis sans aucun profit, car le chien serait plus heureux sans puces.
C'est ainsi que mon cœur se réveilla de son long sommeil et rejeta la Cité de l'Horizon, et je regardai autour de moi avec des yeux nouveaux, et rien de ce que je vis autour de moi n'était bon. Mais cela provenait peut-être du fait que la magie d'Amon régnait en secret sur toute l'Egypte et que sa malédiction me faussait la vue, et la Cité de l'Horizon était le seul endroit en Egypte où sa puissance ne s'étendît pas.
Bientôt apparurent à l'horizon les trois gardiens éternels de Thèbes, et le toit et les murailles du temple émergèrent devant mes yeux, mais les pointes des obélisques n'étincelaient plus au soleil, car leur dorure n'avait pas été renouvelée. Pourtant, cette vue fut délicieuse à mon cœur, et je fis une libation de vin dans les flots du Nil, comme les marins rentrant d'un long voyage, mais les marins versent de la bière et non du vin, car ils préfèrent boire le vin. Je revis les grands quais de pierre de Thèbes et je sentis dans mes narines le parfum du port, l'odeur du blé pourri et de l'eau croupissante, des épices et de la poix.