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Mais quand je revis la maison de l'ancien fondeur de cuivre dans le quartier des pauvres, elle me parut très petite et étroite et la ruelle était sale et puante et pleine de mouches. Et le sycomore de la cour ne me réjouit pas les yeux, bien que je l'eusse planté moi-même et qu'il eût bien poussé pendant mon absence. C'est ainsi que la richesse et le luxe de la Cité de l'Horizon m'avaient corrompu, et j'eus honte de moi et mon cœur s'attrista, puisque je ne savais plus me réjouir de revoir ma maison.

Kaptah n'était pas chez moi, il n'y avait que la cuisinière Muti qui, en me voyant, dit amèrement:

– Béni soit le jour qui ramène mon maître, mais les chambres ne sont pas faites et le linge est à la lessive et ton retour me cause bien des ennuis et des soucis, quoique je n'attende aucune joie de la vie. Mais je ne suis nullement étonnée de ton brusque retour, car c'est bien la manière d'agir des hommes.

Je la calmai et lui dis que je resterais à bord du bateau et je m'informai de Kaptah. Puis je me fis porter à la «Queue de Crocodile» et Merit m'y accueillit, mais elle ne me reconnut pas à cause de mes vêtements élégants et de ma litière, et elle me dit:

– As-tu réservé une place pour la soirée, car si tu ne l'as pas fait, je ne pourrai te laisser entrer.

Elle avait un peu engraissé et ses pommettes n'étaient plus aussi saillantes, mais ses yeux étaient les mêmes, en dépit des fines rides qui les bordaient. C'est pourquoi mon cœur se réchauffa et je posai la main sur sa hanche en disant:

– Je comprends que tu ne te souviennes plus de moi, après avoir réchauffé sur ta natte de nombreux autres hommes solitaires et tristes, mais je croyais pourtant trouver un siège dans ta maison et une coupe de vin frappé, bien que je n'ose plus penser à ta natte.

Elle cria de surprise et dit:

– Sinouhé, c'est toi? Et elle dit encore:

– Béni soit le jour qui ramène mon maître. Elle posa ses mains fermes et belles sur mes épaules et me regarda et dit:

– Sinouhé, Sinouhé, qu'as-tu fait de toi, car si ta solitude était jadis celle d'un lion, elle est maintenant celle d'un bichon dodu et tu portes une laisse au cou.

Elle m'enleva ma perruque et caressa gentiment mon crâne chauve et dit:

– Prends place, Sinouhé, je vais t'apporter du vin frappé, car tu es tout en sueur et essoufflé après ton pénible voyage.

Mais je protestai et dis:

– Ne m'apporte surtout pas une queue de crocodile, car mon estomac ne la supporterait certainement pas et j'en aurais mal à la tête.

Elle me toucha la joue et dit:

– Suis-je déjà si vieille et grasse et laide que tu penses tout d'abord à ton estomac en me revoyant après une si longue absence? Jadis tu ne craignais pas d'avoir mal à la tête en ma compagnie, mais tu abusais des queues, et je devais te modérer.

Je fus accablé, car elle avait raison et la vérité accable. C'est pourquoi je lui dis:

– Hélas, Merit, mon amie, je suis déjà vieux et bon à rien.

Mais elle dit:

– Tu t'imagines être vieux, car tes yeux ne sont nullement vieux en me regardant, et cela me réjouit vivement.

Alors je lui dis:

– Merit, au nom de notre amitié, apporte-moi vite une queue, sinon je crains de commettre des folies avec toi et ce serait contraire à ma dignité de trépanateur royal, surtout à Thèbes et dans une taverne du port.

Elle m'apporta à boire et posa la coquille sur ma main et je bus et la boisson brûla ma gorge habituée aux vins doux, mais cette brûlure était délicieuse, car mon autre main reposait sur la hanche de Merit. Je lui dis:

– Merit, tu m'as dit un jour que le mensonge peut être plus exquis que la vérité, si l'homme est solitaire et que son premier printemps est défleuri. C'est pourquoi je te dis que mon cœur est resté jeune et qu'il fleurit en te voyant, et les années qui nous ont séparés ont été longues et pendant ces années il ne s'est pas passé de jour que je n'aie confié ton nom au vent, et avec chaque hirondelle je t'ai envoyé un salut et chaque matin je me suis éveillé en murmurant ton nom.

Elle me regarda et à mes yeux elle était restée svelte et belle et familière et au fond de ses yeux couvait un sourire triste comme la surface noire de l'eau dans un puits profond. Elle me caressa la joue et dit:

– Tu parles bien, Sinouhé, mon ami. Pourquoi ne t'avouerais-je pas que mon cœur t'a vivement regretté et que mes mains ont cherché les tiennes, tandis que je reposais seule la nuit sur ma natte, et chaque fois que les hommes, sous l'influence des queues de crocodile, se mettaient à me dire des bêtises, je pensais à toi et j'étais triste. Mais dans le palais doré du pharaon les belles femmes abondent, et comme médecin de la cour tu as probablement consacré tes loisirs à les guérir consciencieusement.

Il est vrai que je m'étais diverti avec quelques dames de la cour qui étaient venues me demander des conseils dans leur ennui, car leur peau était lisse comme une écorce de fruit et tendre comme le duvet et l'hiver surtout on a plus chaud à deux que seul. Mais ces aventures furent si insignifiantes que je n'en ai pas même parlé dans mes livres. C'est pourquoi je lui dis:

– Merit, s'il est vrai que je n'ai pas toujours dormi seul, tu n'en es pas moins la seule femme qui soit mon amie.

La queue de crocodile commençait à agir sur moi et mon corps redevenait aussi jeune que mon cœur et un feu délicieux parcourait mes veines, et je dis:

– Maints hommes ont certainement partagé ta couche, mais tu devras les mettre en garde contre moi pendant mon séjour à Thèbes, car lorsque je me fâche, je suis un homme terrible et dans les combats contre les Khabiri les soldats de Horemheb m'ont nommé le Fils de l'onagre.

Elle leva la main en affectant la peur et dit:

– C'est bien ce que je redoutais et Kaptah m'a raconté les nombreuses rixes et bagarres dans lesquelles ta nature fougueuse t'a entraîné et dont seuls son sang-froid et sa fidélité t'ont tiré indemne. Mais tu dois te rappeler que mon père garde une matraque sous son siège et qu'il ne tolère aucun scandale dans cette maison.

En entendant le nom de Kaptah et en pressentant toutes les bourdes qu'il avait contées à Merit sur moi et sur ma vie dans les pays étrangers, mon cœur fondit d'émotion et les larmes me vinrent aux yeux et je m'écriai:

– Où est Kaptah, mon fidèle serviteur, afin que je puisse l'embrasser, car mon cœur l'a vivement regretté, bien que ce soit indigne de moi, puisqu'il n'est qu'un ancien esclave?

Merit dit:

– Je constate vraiment que les queues de crocodile ne te valent rien, et mon père jette déjà des regards courroucés dans notre direction, parce que tu fais trop de bruit. Mais tu ne verras pas Kaptah avant le soir, car il passe ses journées à la bourse des blés et dans les cabarets où l'on conclut les grandes affaires, et je crois que tu seras fort surpris en le voyant, car il a tout à fait oublié qu'il a été esclave et qu'il a porté tes sandales à un bâton sur son épaule. C'est pourquoi je vais sortir avec toi pour que tu te calmes à l'air frais, et du reste tu auras certainement du plaisir à voir combien Thèbes a changé en ton absence, et enfin nous serons seuls.

Elle alla changer de costume et s'oignit le visage d'un baume précieux et se para d'or et d'argent, si bien qu'elle avait tout l'air d'une grande dame. Les esclaves nous portèrent par le chemin des béliers, et Thèbes n'avait pas encore repris son aspect antérieur, mais les plates-bandes étaient encore foulées et les branches des arbres étaient cassées et on reconstruisait les maisons démolies. Nous étions serrés dans la litière et je respirais le parfum de Merit, et c'était le parfum de Thèbes, plus excitant et plus grisant que celui de tous les précieux onguents de la Cité de l'Horizon. Je tenais sa main dans la mienne et je n'avais plus aucune mauvaise pensée, il me semblait être rentré au logis après une longue absence.