Nous arrivâmes près du temple et des oiseaux noirs volaient en criant au-dessus du temple désert, car ils étaient restés à Thèbes et personne ne les dérangeait dans l'enceinte du dieu maudit. Nous descendîmes de la litière et entrâmes dans la cour, et on ne voyait du monde que devant les Maisons de la Vie et de la Mort, car leur déplacement aurait causé trop de frais et de difficultés. Mais Merit m'apprit que les gens évitaient la Maison de la Vie, si bien que de nombreux médecins l'avaient quittée pour s'installer en ville. L'herbe poussait dans les chemins du parc, et les arbres avaient été abattus et volés, et on avait foéné tous les vieux poissons du lac sacré, et dans ce parc que le pharaon avait mis à la disposition du peuple et des enfants, on ne voyait que de rares promeneurs déguenillés et craintifs.
En me promenant dans l'enceinte du temple désert, je sentis l'ombre du faux dieu s'appesantir sur moi, car sa puissance n'avait pas disparu avec ses images, mais il continuait à régner par la crainte sur le cœur des hommes. Dans le grand temple, l'herbe avait poussé entre les dalles et personne ne nous empêcha de pénétrer dans le saint des saints, et les inscriptions sacrées des parois étaient enlaidies par les profanations, les graveurs ayant gauchement effacé le nom et les images du dieu. Merit dit:
– C'est un endroit funeste et mon cœur se glace en errant ici avec toi, mais certainement cette croix d'Aton te protège, et pourtant je serais contente si tu l'enlevais de ton collet, car on pourrait te lancer une pierre ou te poignarder dans un endroit solitaire à cause de cette croix. C'est que la haine est grande à Thèbes.
Elle disait la vérité, car sur la place devant le temple bien des gens crachèrent en voyant la croix d'Aton à mon col. Je fus fort surpris de voir un prêtre d'Amon se promener effrontément dans la foule, le crâne rasé et vêtu de blanc, malgré la défense du pharaon. Son visage était luisant de graisse et ses vêtements étaient du lin le plus fin, et les gens s'écartaient respectueusement devant lui. C'est pourquoi je jugeai prudent de poser ma main sur la croix d'Aton afin de la cacher, car je ne tenais pas à provoquer un scandale. Je ne voulais pas blesser les sentiments des gens, car à rencontre du pharaon j'estimais que chacun avait le droit de choisir sa foi, et en outre je voulais éviter des ennuis à Merit. Nous nous arrêtâmes près de la muraille pour écouter un conteur assis sur une natte, avec un pot vide devant lui, à la manière des conteurs, et les gens s'étaient massés autour de lui, les pauvres assis, parce qu'ils ne craignaient pas de salir leurs vêtements. Mais je n'avais encore jamais entendu ce conte, car il parlait d'un faux pharaon qui avait vécu jadis et que Seth avait engendré dans le sein d'une sorcière noire. Cette sorcière avait réussi à capter l'amour du bon pharaon. Par la volonté de Seth, ce faux pharaon se proposait de ruiner le peuple égyptien pour en faire l'esclave des nègres et des barbares, et il avait renversé les statues de Râ, et Râ avait maudit le pays et la terre ne portait plus de fruits et les inondations noyaient les gens et les sauterelles dévoraient les récoltes et les étangs se changeaient en mares sanglantes et les grenouilles sautaient dans les pétrissoires. Mais les jours du faux pharaon étaient comptés, car la force de Râ était supérieure à celle de Seth. C'est pourquoi le faux pharaon périt d'une mort misérable et la sorcière qui l'avait enfanté périt aussi misérablement et Râ terrassa tous ceux qui l'avaient renié et il distribua leurs maisons et leurs biens à ceux qui, malgré les épreuves, lui étaient restés fidèles et avaient cru à son retour.
Ce conte était très long et très captivant, et les gens montraient leur impatience d'en connaître la fin en tapant du pied et en levant les bras, et moi aussi je restais bouche bée. Mais quand le conte fut terminé et que le faux pharaon eut reçu son châtiment et eut été précipité dans un gouffre infernal et que son nom eut été maudit et que Râ eut récompensé ses fidèles, les auditeurs sautèrent de joie et crièrent de ravissement et lancèrent des piécettes de cuivre dans la sébille. Très surpris, je dis à Merit:
– En vérité c'est un conte nouveau que je n'ai encore jamais entendu, bien que je croie les connaître tous par ma mère Kipa qui les aimait et qui protégeait les conteurs, si bien que parfois mon père Senmout les menaçait de sa canne lorsqu'elle les restaurait dans la cuisine. C'est vraiment un conte nouveau et. dangereux, car il semble s'appliquer au pharaon Akhenaton et au faux dieu dont on ne doit plus prononcer le nom. C'est pourquoi on devrait l'interdire.
Merit sourit et dit:
– Qui pourrait interdire un conte que l'on raconte dans les deux royaumes près de toutes les murailles et jusque dans les plus petits villages, et les gens l'aiment beaucoup. Si les gardes interviennent, les conteurs disent que c'est un très vieux conte et ils peuvent le prouver, car les prêtres ont découvert cette légende dans un document qui remonte à plusieurs siècles. C'est pourquoi les gardes sont impuissants, bien qu'on dise que Horemheb, qui est un homme cruel et qui se moque des preuves et des documents, a fait suspendre aux murs de Memphis plusieurs conteurs et qu'il a donné leurs corps aux crocodiles.
Merit me tenait la main et elle poursuivit en souriant:
– On cite à Thèbes de nombreuses prophéties, et dès que deux personnes se rencontrent, elles se communiquent les prophéties qu'elles ont entendues et les présages funestes, car, comme tu le sais, le blé ne cesse de renchérir et les pauvres connaissent la faim et les impôts accablent riches et pauvres. Mais les prédictions disent qu'on verra pire encore, et je tremble en pensant à tous les malheurs qu'on prédit à l'Egypte.
Alors je retirai ma main de la sienne et mon cœur se fâcha contre elle, la queue de crocodile avait cessé d'agir en moi et j'avais la tête lourde, et la bêtise et l'obstination de Merit accroissaient mon malaise. C'est ainsi que nous rentrâmes à la «Queue de Crocodile» fâchés l'un contre l'autre, et je savais que le pharaon Akhenaton avait eu raison de dire: «En vérité Aton séparera l'enfant de sa mère et l'homme de la sœur de son cœur, jusqu'à ce que son royaume se soit accompli sur la terre.» Mais je ne tenais nullement à me séparer de Merit pour Aton, et c'est pourquoi je fus de fort méchante humeur jusqu'au moment où, à la tombée de la nuit, je rencontrai Kaptah.
C'est que personne ne pouvait être de mauvaise humeur en voyant Kaptah pénétrer majestueusement dans la taverne, bouffi et imposant comme un verrat et si gras qu'il devait se tourner de côté pour entrer. Son visage était rond comme la lune et brillait d'huile précieuse et de sueur, et il portait une élégante perruque bleue et il avait couvert son œil borgne d'une plaque en or. Il ne portait plus de costume syrien, mais il était vêtu à l'égyptienne et des tissus les plus fins de Thèbes, et son cou, ses poignets et ses chevilles épaisses étaient chargés de bracelets tintants.
En me voyant il poussa un cri de joie et leva le bras en signe de surprise et s'inclina devant moi, les mains à la hauteur des genoux, ce qui lui était fort pénible à cause de sa bedaine, et il dit:
– Béni soit le jour qui ramène mon maître.
Puis l'émotion s'empara de lui et il se mit à pleurer et il tomba à genoux et m'embrassa les jambes et poussa des cris, si bien que je reconnus en lui l'ancien Kaptah sous le lin royal et les bracelets d'or et la perruque bleue. Je le relevai par les bras et je l'embrassai et je caressai du nez ses épaules et ses joues, et c'était comme si j'avais embrassé un bœuf gras et flairé un pain chaud, tant il sentait fort l'odeur du blé. Il me flaira aussi respectueusement les épaules et essuya ses larmes et rit bruyamment et dit:
– C'est pour moi un jour de grande joie, et j'offre gratuitement une tournée à tous ceux qui sont assis en ce moment dans mon cabaret. Mais si quelqu'un désire une autre queue, il devra la payer.
A ces mots il m'entraîna dans la salle du fond et me fit asseoir sur des tapis moelleux et permit à Merit de prendre place à mes côtés et il ordonna de me servir ce qu'il y avait de meilleur dans la maison, et son vin soutenait la comparaison avec celui du pharaon et son oie farcie était à la thébaine, et il n'en existe pas de pareille, car cette oie est nourrie de poissons pourris qui donnent à sa chair un goût exquis. Quand nous fûmes restaurés, il dit: