C'est ainsi que mourut mon ami Aziru, sans essayer de corrompre la mort, et Horemheb fit la paix avec les Hittites, tout en sachant aussi bien qu'eux que ce n'était qu'une trêve, parce que Sidon, Simyra, Byblos et Kadesh restaient au pouvoir des Hittites qui firent de cette dernière ville une place forte et une base dans la Syrie du Nord. Mais les deux parties étaient fatiguées de la guerre, et Horemheb était heureux de conclure la paix parce qu'il avait à veiller à ses intérêts à Thèbes, et il devait aussi pacifier le pays de Koush et les nègres qui s'étaient grisés de leur liberté et refusaient de verser leur tribut à l'Egypte.
Pendant ces années, le pharaon Toutankhamon régnait sur l'Egypte, bien qu'il fût un tout jeune homme seulement préoccupé de sa tombe, et le peuple lui attribuait pourtant tous les maux de la guerre et le détestait en disant: «Que pouvons-nous attendre d'un pharaon dont la femme est du sang du faux pharaon?» Et Aï ne songeait pas à contredire le peuple, parce que ces plaintes tournaient à son avantage, et au contraire il faisait répandre dans le peuple de nouvelles légendes sur l'insouciance de Toutankhamon et sur sa cupidité qui le poussait à rassembler tous les trésors de l'Egypte pour sa tombe. Le pharaon établit aussi un impôt spécial pour la construction de son tombeau, si bien que toute personne qui faisait conserver éternellement son corps devait verser une redevance au pharaon. Mais c'est Aï qui lui avait soufflé cette idée, parce qu'il savait qu'elle mécontenterait le peuple.
Pendant tout ce temps, je restai absent de Thèbes, accompagnant l'armée qui avait grand besoin de mes soins et connaissant les peines et la disette, mais les hommes arrivant de Thèbes racontaient que le pharaon Toutankhamon était frêle et maladif et qu'une maladie secrète le rongeait. Ils disaient que la guerre de Syrie semblait user ses forces, car chaque fois qu'il apprenait une victoire de Horemheb, il tombait malade, mais si Horemheb, subissait un échec, il se remettait et quittait le lit. Ils disaient aussi que c'était comme de la sorcellerie et que chacun pouvait constater comment la santé du pharaon dépendait de la guerre en Syrie.
Mais avec le temps Aï devenait toujours plus impatient et il envoyait des messagers à Horemheb: «Ne cesseras-tu pas bientôt de te battre pour donner la paix à l'Egypte, car je suis déjà vieux et je suis las d'attendre. Dépêche-toi de gagner et ramène la paix, afin que je reçoive mon salaire selon notre convention et je m'occuperai aussi de ton salaire.»
Pour toutes ces raisons, je ne fus nullement étonné lorsque, pendant que nous remontions le fleuve sur des navires de guerre pavoises, nous reçûmes un message annonçant que le pharaon Toutankhamon était monté dans la barque dorée de son père Amon pour gagner le royaume de l'Occident. C'est pourquoi nous dûmes amener les pavillons et nous noircir le visage avec des cendres et de la suite. On racontait que le pharaon Toutankhamon avait eu un grave accès de maladie le jour même où lui était parvenue la nouvelle de la capitulation de Megiddo et de la signature de la paix. Quant à savoir de quelle maladie il mourut, les médecins de la Maison de la Mort n'étaient pas d'accord entre eux, et certains prétendaient que les entrailles du pharaon étaient noircies par le poison, mais le peuple disait qu'il était mort de dépit, à la fin de la guerre, parce qu'il jouissait de voir souffrir l'Egypte. Mais je savais qu'en apposant son cachet sur l'argile du traité de paix, Horemheb l'avait tué aussi sûrement que s'il lui avait plongé un poignard dans le cœur, parce qu'Aï n'attendait que la paix pour se débarrasser de Toutankhamon et monter sur le trône comme le pharaon de la paix.
C'est pourquoi il nous fallut noircir nos visages et amener les pavillons de victoire, et Horemheb, très ennuyé, dut lancer dans le fleuve les corps des chefs hittites et syriens qu'il avait fait pendre la tête en bas à la poupe de son navire, à la manière des grands pharaons de jadis. Et ses bousiers, qu'il emmenait avec lui pour qu'ils jouissent de leur victoire à Thèbes, en laissant les rats de vase pacifier la Syrie et s'engraisser des dépouilles du pays après les misères de la guerre, furent aussi très déçus et pestèrent contre le pharaon qui continuait à les embêter.
Ils tuaient le temps en jouant aux dés le butin qu'ils avaient ramassé en Syrie, et en se battant pour les femmes qu'ils ramenaient pour les vendre à Thèbes après s'être bien divertis avec elles. Ils se faisaient des plaies et des bosses et braillaient des obscénités, au grand scandale des gens pieux massés sur les rives. Et ces bousiers n'avaient plus guère l'air égyptien, car beaucoup étaient vêtus à la syrienne ou à la hittite, et ils utilisaient des mots syriens et juraient en syrien, et beaucoup s'étaient mis à adorer Baal en Syrie. Je ne pouvais le leur reprocher, car j'avais moi-même offert au Baal d'Amourrou un important sacrifice de vin et de viande en souvenir de mon ami Aziru, mais je raconte ceci pour montrer pourquoi le peuple redoutait ces soudards, tout en s'enorgueillissant de leurs victoires.
De leur côté les soldats de Horemheb contemplaient avec surprise cette Egypte qu'ils n'avaient pas revue depuis des années, car ils ne la reconnaissaient plus, et moi aussi j'étais étonné. Car où que nous descendions à terre pour la nuit, nous ne voyions que deuil et misère et abattement. Les vêtements des gens étaient gris à force d'avoir été lavés et reprisés, et les visages étaient émaciés et rêches par manque d'huile, et les regards étaient méfiants et inquiets, et le dos des pauvres portait les marques des coups de canne des percepteurs. Les bâtiments publics étaient délabrés et les oiseaux nichaient dans les chenaux des maisons des juges, et les tuiles tombaient des toits dans les rues. Les routes n'avaient pas été entretenues depuis des années, et les parois des canaux d'irrigation s'étaient écroulées.
Seuls les temples étaient florissants et leurs parois étincelaient d'images et d'inscriptions en or et en rouge, à la gloire d'Amon, et les prêtres étaient gras et leur tête rasée luisait d'onguent. Et tandis qu'ils se gobergeaient de la chair des victimes, le peuple buvait l'eau du Nil pour arroser son pain sec, et les hommes qui jadis avaient été riches et avaient bu du vin dans des coupes décorées étaient heureux s'ils pouvaient se procurer une cruche de bière maigre une fois par lunaison. Et sur les rives ne retentissaient plus les rires des femmes ni les cris de joie des enfants, mais les femmes brandissaient tristement de leurs mains débiles leurs battes à lessive, et les enfants rôdaient sur les chemins comme des animaux apeurés et battus, et ils fouillaient le sol pour déterrer des racines dont ils se nourrissaient. Voilà ce que la guerre avait fait de l'Egypte, et la guerre avait emporté tout ce qu'avait laissé Aton. C'est pourquoi les gens n'avaient plus la force de se réjouir du retour de la paix, et ils regardaient avec anxiété les navires de Horemheb qui remontaient le fleuve.
Mais les hirondelles volaient rapides comme la flèche sur le miroir du Nil et dans les roseaux du rivage les hippopotames meuglaient et les crocodiles se faisaient nettoyer les dents par des oiseaux. Nous buvions l'eau du Nil qui est la meilleure au monde et la plus rafraîchissante. Nous respirions l'odeur du limon et entendions les papyrus murmurer dans le vent, et les canards criaient et Amon traversait le ciel embrasé dans sa barque d'or et nous sentions que nous arrivions dans notre patrie.
Vint le jour où se dressèrent à l'horizon les trois collines de Thèbes, et nous vîmes le faîte du temple, et les pointes dorées des obélisques lançaient des éclairs fulgurants. Nous revîmes les montagnes de l'ouest et la cité infinie des défunts et nous revîmes les quais de Thèbes et le port et les ruelles du quartier des pauvres toutes bordées de cabanes de pisé, et les quartiers des riches et les palais des nobles dans l'éclat des fleurs et la verdure des pelouses. Alors nous respirâmes profondément et les rameurs plongèrent les avirons dans l'eau avec une ardeur accrue, et les soldats de Horemheb commencèrent à crier et à chanter, oubliant le deuil auquel les obligeait la mort du pharaon.