C'est ainsi que je revins à Thèbes, et je décidai de ne plus jamais la quitter, car mes yeux avaient assez vu la méchanceté des hommes et ils n'avaient plus rien de nouveau à contempler sous le vieux ciel. C'est pourquoi je décidai de m'établir à Thèbes et d'y achever ma vie dans la pauvreté de ma maison du quartier des pauvres, car tous les riches cadeaux que j'avais mérités par mon art en Syrie avaient été consacrés à l'offrande pour Aziru, parce que je ne voulais pas conserver cette richesse. C'est qu'à mes narines cette richesse puait le sang et je n'aurais eu aucun plaisir à l'utiliser pour moi. C'est pourquoi je donnai à Aziru tout ce que j'avais acquis dans son pays, et je revenais pauvre à Thèbes. Mais ma mesure n'était pas encore pleine, car une tâche m'attendait qui me répugnait et m'effrayait, mais que je ne pouvais refuser, et c'est pourquoi je dus quitter Thèbes au bout de quelques jours. Aï et Horemheb avaient en effet cru combiner habilement leur intrigue et réaliser leurs plans, et ils pensaient que le pouvoir était à eux maintenant, mais le pouvoir faillit leur échapper à l'improviste, et simplement par le caprice d'une femme. C'est pourquoi je dois parler encore de la reine Nefertiti et de la princesse Baketamon, avant de terminer mon récit et d'entrer dans la paix. Mais pour cela il me faut commencer un nouveau livre, et ce sera le dernier, et j'y expliquerai comment moi qui avais été créé pour guérir je fus amené à assassiner.
LIVRE XV. Horemheb
En vertu de son accord avec Horemheb, le porteur du sceptre, Aï, était prêt à ceindre les couronnes des pharaons à la mort de Toutankhamon. Pour parvenir à ses fins, il activa les cérémonies funéraires et interrompit la construction de la tombe qui resta petite et étroite en comparaison des tombeaux des grands pharaons, et il se réserva une partie des immenses trésors que Toutankhamon avait destinés à l'accompagner dans le royaume des défunts. Mais l'accord l'obligeait aussi à obtenir de Baketamon qu'elle devînt l'épouse de Horemheb, afin que celui-ci pût légalement revendiquer la couronne à la mort d'Aï, bien qu'il fût né avec du fumier entre les orteils. Il avait convenu avec les prêtres que la princesse apparaîtrait à Horemheb sous les traits de la déesse Sekhmet, pendant que le vainqueur célébrerait son triomphe dans le temple après le cortège et qu'elle se donnerait à lui dans le temple, afin que leur alliance trouvât une consécration divine et que Horemheb aussi fût divinisé. C'est ce qu'Aï avait convenu avec les prêtres, mais la princesse Baketamon avait tramé sa propre intrigue avec grand soin et je sais que la reine Nerfertiti l'y avait incitée par haine de Horemheb et dans l'espoir de devenir avec Baketamon la femme la plus puissante d'Egypte, si le plan réussissait.
Leur projet était impie et atroce, et seule la ruse d'une femme aigrie peut imaginer un tel plan, si incroyable qu'il fut près de réussir grâce à son invraisemblance. C'est seulement la découverte de cette intrigue qui fit comprendre pourquoi les Hittites avaient si facilement consenti à offrir la paix et à céder Megiddo et le pays d'Amourrou et à faire d'autres concessions. Les Hittites sont en effet des gens habiles et ils avaient dans leur carquois une flèche dont Aï et Horemheb ignoraient l'existence. Leur esprit de conciliation aurait dû éveiller la méfiance de Horemheb, mais ses succès l'avaient aveuglé et lui-même désirait la paix pour consolider son pouvoir en Egypte et pour épouser Baketamon, car il l'attendait depuis des années et l'attente avait surexcité sa passion.
Après la mort de son époux et lorsqu'elle eut accepté de sacrifier à Amon, la reine Nefertiti ne put supporter d'être écartée du pouvoir. Elle était restée belle malgré l'âge, grâce à des soins constants et à des cosmétiques. Sa beauté lui rallia de nombreux nobles qui vivaient dans la maison dorée comme des bourdons inutiles autour d'un pharaon puéril. Par son intelligence et sa ruse, elle gagna aussi l'amitié et la confiance de Baketamon dont elle transforma la fierté innée en une flamme dévorante qui lui embrasait le corps, si bien que cette morgue finit par être une sorte de folie. Elle était si entichée de son sang sacré qu'elle ne permettait plus à une personne ordinaire de la toucher et pas même de frôler son ombre. Elle avait fièrement conservé sa virginité, car à son avis il n'existait pas en Egypte un seul homme digne d'elle. Elle avait déjà dépassé l'âge normal du mariage, et je crois que sa virginité lui était montée à la tête et lui rendait le cœur malade, mais qu'un bon mariage l'aurait guérie.
Nefertiti lui fit croire qu'elle était née pour de grands exploits et qu'elle devait sauver l'Egypte des mains des prétendants de basse extraction. Elle lui parla de la grande reine Hatshepsout qui attachait une barbe royale à son menton et ceignait la queue de lion et gouvernait l'Egypte sur le trône des pharaons. Et elle la persuada que sa beauté rappelait celle de l'illustre reine.
Nefertiti lui disait aussi beaucoup de mal de Horemheb, et Baketamon finit par éprouver dans sa fierté virginale une horreur physique pour Horemheb qui était de basse extraction et qui la prendrait de force à la manière des soudards grossiers et qui souillerait son sang sacré. Mais je crois qu'au fond de son cœur elle avait conservé, sans se l'avouer, un certain penchant pour le beau et robuste jeune homme qu'elle avait vu arriver jadis à la cour.
Nefertiti n'eut pas de peine à convaincre Baketamon, lorsque les plans d'Aï et de Horemheb se précisèrent durant la guerre de Syrie. Et du reste, il est probable qu'Aï s'ouvrit de ses projets à la reine, qui était sa fille. Mais elle détestait son père qui l'avait écartée après avoir profité d'elle et qui la tenait enfermée dans la maison dorée, parce qu'elle était l'épouse du pharaon maudit. Je dis que la beauté et l'intelligence associées chez une femme dont les années ont durci le cœur forment une combinaison dangereuse, plus dangereuse que les poignards dégainés et plus tranchante que les faux de cuivre des chars d'assaut. C'est ce que montre l'intrigue ourdie par Nefertiti et approuvée par Baketamon.
Voici comment ce plan fut découvert. Dès son arrivée à Thèbes, Horemheb, au comble de l'impatience, se mit à rôder autour des appartements de Baketamon pour la voir et lui parler, bien qu'elle refusât de le recevoir. Il aperçut par hasard un émissaire hittite qui pénétrait chez la princesse, et il se demanda pourquoi Baketamon recevait un Hittite et pourquoi elle s'entretenait si longtemps avec lui. C'est pourquoi, de sa propre initiative et sans consulter personne, il fit arrêter l'émissaire qui, dans son arrogance, proféra des menaces et parla comme seul peut parler une personne sûre de sa puissance.
Alors Horemheb raconta tout à Aï et ils pénétrèrent de force, la nuit, dans l'appartement de Baketamon, après avoir tué un esclave qui s'y opposait, et ils découvrirent dans la cendre d'une chaufferette la correspondance échangée avec les Hittites. Après avoir lu ces tablettes de cire, ils furent épouvantés et mirent Baketamon et aussi Nefertiti sous surveillance. La même nuit, ils vinrent me trouver dans ma maison que Muti avait fait réparer avec l'argent envoyé par Kaptah, et ils arrivèrent dans une simple litière, et le visage couvert. Muti les fit entrer en bougonnant. Je ne dormais pas, car je souffrais d'insomnie depuis mon retour de Syrie. Je me levai, allumai la lampe et reçus les visiteurs que je prenais pour des malades. Mais je fus très surpris en les reconnaissant, et je dis à Muti de nous apporter du vin et d'aller dormir, mais Horemheb était si inquiet qu'il voulait la tuer, parce qu'elle avait vu son visage. Jamais encore je n'avais vu Horemheb si effrayé, et cela me causa une grande joie. C'est pourquoi je lui dis: