– Horemheb, mon ami, la couronne est lourde, tu le sentiras par une chaude soirée, quand on conduit le bétail à l'abreuvoir du fleuve et que les bruits se taisent autour de toi.
Mais il répondit:
– Dépêche-toi de partir, car le navire attend et tu dois rencontrer Shoubattou dans le désert de Sinaï, avant qu'il ne parvienne à Tanis avec sa suite.
C'est ainsi que je partis brusquement au milieu de la nuit, et Horemheb m'avait donné son bateau le plus rapide, et j'y fis porter ma boîte de médecin et le reste de l'oie à la thébaine que Muti m'avait préparée pour le dîner. Et je n'oubliai pas de me munir de vin.
A bord, j'eus le temps de réfléchir, et je compris nettement le grand danger qui menaçait l'Egypte comme un noir nuage de sable à l'horizon. Il me serait facile d'embellir mon rôle et de me poser en sauveur de l'Egypte, mais les mobiles des hommes sont toujours complexes, et j'avais certainement accepté ma mission à la suite de la peur brusquement ressentie en présence d'une mort imminente. Mais tandis que je descendais le fleuve en pressant les rameurs, j'étais persuadé d'accomplir un acte méritoire.
J'étais de nouveau seul et plus solitaire que tous les hommes, à cause du secret que je portais et que je ne pouvais révéler à personne sans causer la mort de milliers et de milliers de gens. Je devais être plus rusé que le serpent pour ne pas être découvert, et je savais que je subirais une mort atroce, si les Hittites me prenaient sur le fait.
Par instants, je penchais à tout abandonner et à fuir au loin, comme mon homonyme de la légende, et à me cacher pour laisser le sort rouler sur l'Egypte. Si j'avais exécuté ce projet, le cours des événements aurait changé et le monde ne serait pas tel qu'il est aujourd'hui. Mais en vieillissant, j'ai compris qu'en dernière analyse tous les souverains sont les mêmes et que tous les peuples sont les mêmes, et que peu importe en somme qui gouverne et quel peuple en opprime un autre, car finalement ce sont toujours les pauvres qui supportent les souffrances.
Mais je ne m'enfuis pas, parce que j'étais faible, et quand un homme est faible, il se laisse mener par les autres jusqu'au crime, plutôt que de choisir lui-même sa voie. Il préfère même la mort à rompre la corde qui le lie, et je crois que je ne suis pas le seul à être faible de cette manière.
Ainsi, le prince Shoubattou devait périr, et je me creusais la tête pour trouver le moyen de le tuer sans que mon acte fût découvert et que l'Egypte eût à en répondre. Cette tâche était ardue, car le prince était sûrement accompagné d'une suite digne de son rang, et les Hittites étaient méfiants et se tenaient sur leurs gardes. Je ne pouvais songer à l'assassiner, et je me demandais si je pourrais l'entraîner dans le désert pour y chercher un basilic dont les yeux sont des pierres vertes, et pour le précipiter dans une gorge et raconter ensuite qu'il avait trébuché et s'était cassé la nuque.
Mais cette idée était enfantine, car jamais je ne resterais seul en compagnie du prince, et quant aux poisons, il avait des hommes pour goûter les aliments et les boissons, si bien que je ne pourrais l'empoisonner selon les méthodes habituelles.
Je repassai dans ma mémoire les récits sur les poisons secrets des prêtres et sur ceux de la maison dorée. Je savais qu'on pouvait empoisonner le fruit d'un arbre avant même qu'il fût mûr, et je savais aussi qu'il existait des volumes de papyrus qui apportaient une mort lente à leurs lecteurs, et que le parfum de certaines fleurs pouvait tuer, une fois que les prêtres les avaient traitées. Mais c'étaient des secrets des prêtres, et peut-être s'y mêlait-il aussi de la légende. Du reste, je n'aurais pu y recourir dans le désert.
Si seulement Kaptah avait pu m'assister de sa ruse, mais je n'aurais pu le mettre au courant de l'entreprise, et d'ailleurs il s'attardait en Syrie pour y récupérer ses créances. C'est pourquoi je recourus à toute mon ingéniosité et à tout mon savoir de médecin. Si le prince avait été malade, j'aurais pu tranquillement le soigner pour l'amener lentement à la mort selon toutes les règles de l'art, et aucun médecin n'aurait rien eu à objecter à mes prescriptions, parce que de tout temps le corps médical enterre ensemble ses victimes. Mais Shoubattou n'était pas malade, et s'il l'était, il serait soigné par les médecins hittites.
Je m'attarde sur ce point seulement pour montrer les difficultés immenses de la tâche confiée par Horemheb, mais à présent je me bornerai à exposer mes actes.
A Memphis, je complétai mon assortiment de remèdes à la Maison de la Vie, et personne ne s'étonna de mes ordonnances, car un médecin peut détenir un poison mortel qui, entre ses mains, devient un remède guérisseur. Je poursuivis rapidement le voyage jusqu'à Tanis où je pris une chaise à porteurs, et la garnison me donna une escorte de quelques chars de guerre sur la grande route militaire de Syrie.
Horemheb avait été correctement informé du voyage de Shoubattou, car je le rencontrai avec sa suite à trois jours de Tanis, près d'une source entourée de murs. Il voyageait aussi en litière, et il était accompagné de nombreux ânes qui portaient de lourdes charges et des cadeaux précieux pour la princesse Baketamon, et des chars de guerre lourds l'escortaient, tandis que les chars légers reconnaissaient la route, car le roi avait recommandé la prudence, parce qu'il savait que ce voyage déplairait fort à Horemheb.
Mais les Hittites se montrèrent extrêmement polis envers moi et envers les officiers de ma petite escorte, selon leur vieille habitude d'être polis et aimables envers les gens dont ils vont obtenir gratuitement ce qu'ils ne pourraient gagner par les armes. Ils nous accueillirent dans leur camp et aidèrent les soldats égyptiens à dresser notre tente et ils placèrent de nombreuses sentinelles pour nous protéger, dirent-ils, contre les brigands et les lions, afin que nous pussions dormir en paix. Mais en apprenant que je venais de la part de la princesse Baketamon, Shoubattou m'appela aussitôt dans son impatiente curiosité.
C'est ainsi que je le vis dans sa tente, et il était jeune et fier, et ses yeux étaient grands et clairs comme l'eau, quand il n'était pas ivre, comme je l'avais vu dans la tente de Horemheb près de Megiddo. La joie et la curiosité animaient son visage foncé, et son nez était fort comme un bec d'oiseau de proie et ses dents luisaient de blancheur comme celles des fauves. Je lui tendis une lettre de la princesse, falsifiée par Aï, et je mis les mains à la hauteur des genoux en signe de respect. Je constatai avec plaisir qu'il était vêtu à l'égyptienne, mais que ces vêtements semblaient le gêner. Il me dit:
– Puisque ma future épouse royale s'est confiée à toi et que tu es le médecin royal, je ne te cacherai rien. En me mariant, je me lie à mon épouse et son pays sera le mien et les mœurs égyptiennes seront les miennes, et je me suis efforcé d'apprendre les coutumes de l'Egypte, pour n'être pas un étranger dépaysé en arrivant à Thèbes. Je suis impatient de voir toutes les merveilles de l'Egypte et de connaître les puissants dieux de l'Egypte qui seront désormais les miens. Mais surtout je suis impatient de voir ma grande épouse royale, parce que je vais fonder une nouvelle dynastie avec elle. Parle-moi d'elle et dis-moi sa taille et son apparence et la largeur de ses hanches, comme si j'étais déjà un Egyptien. Et tu ne dois rien me cacher d'elle, pas même ce qui est déplaisant, mais tu peux avoir confiance en moi, comme j'ai confiance en toi.
Sa confiance se manifestait par des officiers debout derrière lui, l'arme à la main, et par des gardiens à l'entrée de la tente, avec leurs lances dirigées vers mon dos. Mais je ne fis semblant de rien et je m'inclinai jusqu'à terre devant lui en disant:
– Ma maîtresse la princesse Baketamon est une des plus belles femmes de l'Egypte. A cause de son sang sacré, elle a conservé sa virginité, bien qu'elle soit passablement plus âgée que toi, mais sa beauté n'a pas d'âge et son visage est comme la lune et ses yeux sont ovales comme des lotus. Comme médecin, je puis te confier aussi que ses hanches sont assez larges pour enfanter, bien qu'elles soient minces, comme c'est le cas en Egypte. C'est pourquoi elle m'a envoyé à ta rencontre pour s'assurer que ton sang royal est digne de son sang sacré et que physiquement tu es capable de remplir les devoirs incombant à un époux, afin de ne pas la décevoir, car elle t'attend avec impatience.