Shoubattou bomba le torse et plia les bras pour faire saillir ses muscles et il me dit:
– Mon bras bande l'arc le plus dur et entre mes mollets je peux étouffer un âne. Mon visage n'a pas de défaut, comme tu peux le constater, et je ne me souviens pas d'avoir été malade.
Je lui dis:
– Tu es certainement un jeune homme inexpérimenté qui ne connaît pas les coutumes égyptiennes, puisque tu crois qu'une princesse est une femme qu'on bande avec les bras ou un âne qu'on broie entre ses genoux. Or, ce n'est point le cas, et je devrai te donner quelques leçons sur les mœurs amoureuses de l'Egypte, afin que tu n'aies pas à rougir devant la princesse.
Ces paroles l'offensèrent, car il était fier et se vantait de sa virilité, comme tous les Hittites. Ses chefs éclatèrent de rire, et il en fut encore plus froissé, si bien qu'il pâlit de colère et serra les dents. Mais il tenait à se montrer à moi sous un jour favorable, et il dit avec le plus grand calme possible:
– Je ne suis pas un blanc-bec, comme tu le crois, mais ma lance a déjà percé bien des sacs de peau, et je ne crois pas que ta princesse sera mécontente, quand je lui enseignerai les coutumes hittites.
Je lui dis alors:
– Je crois volontiers à ta force, mais tu te trompes en affirmant que tu n'as jamais été malade, car je lis dans tes yeux que tu n'es pas bien et que ton ventre est relâché et te cause des ennuis.
Il est probable qu'aucun homme ne résiste à se sentir malade, si on lui affirme avec autorité et sans relâche qu'il ne se porte pas bien. Chacun éprouve en effet un secret besoin de se dorloter et de se laisser choyer, et les médecins l'ont su de tous temps et se sont enrichis. Mais j'avais encore l'avantage de savoir que l'eau des sources du désert contient de la soude et qu'elle donne la diarrhée à ceux qui n'y sont pas habitués. C'est pourquoi le prince fut fort étonné de mes paroles et il dit:
– Tu te trompes, Sinouhé l'Egyptien, car je ne me sens pas du tout malade, bien que je doive reconnaître que mon ventre soit relâché et m'ait forcé à m'accroupir maintes fois dans la journée. Tu es certainement plus habile que mon médecin qui n'a rien remarqué. Il se tâta le front et les yeux et dit:
– Vraiment, les yeux me brûlent, parce que j'ai regardé longtemps le sable rouge du désert, et mon front est chaud et je ne suis pas aussi bien que je le voudrais.
Je lui dis:
– Ton médecin devrait te préparer un remède qui te guérisse et te donne un bon sommeil. C'est que les maladies gastriques du désert sont graves, et j'ai vu une quantité de soldats égyptiens en mourir dans le désert pendant leur marche sur la Syrie. On ignore les causes de ces maladies, les uns disent qu'elles proviennent du vent empesté du désert, et d'autres prétendent qu'elles sont causées par l'eau et d'autres accusent les sauterelles. Mais je ne doute pas que demain tu seras rétabli pour poursuivre ton voyage, si ton médecin t'administre un bon remède ce soir.
A ces mots, il se mit à réfléchir et ses yeux s'amincirent et il jeta un regard à ses chefs en me disant d'un air mutin comme un enfant:
– Prépare-moi toi-même un bon remède, Sinouhé, parce que tu connais mieux cette maladie que mon médecin.
Mais je n'étais pas aussi bête qu'il le pensait, et je levai le bras en signe de refus en disant:
– Jamais de la vie. Je n'ose pas te donner un remède, car si ton état empirait, on m'accuserait immédiatement. Ton médecin te soignera mieux que moi, car il connaît ta complexion, et le remède est simple.
Il sourit et dit:
– Ton conseil est bon, car je veux manger et boire avec toi, pour que tu me parles de mon épouse royale et des mœurs égyptiennes, et je ne veux pas être obligé de courir à tout bout de champ m'accroupir derrière ma tente.
Il fit appeler son médecin, qui était un Hittite bourru et méfiant. Quand il eut constaté que je ne voulais pas rivaliser avec lui, il se radoucit et prépara une potion constipante que, sur mes conseils, il fit très forte. C'est que j'avais mon idée. Il goûta le breuvage et le tendit ensuite au prince.
Je savais que le prince n'était pas malade, mais je voulais que sa suite le crût malade, et je désirais que sa diarrhée cessât, afin que le poison que je me proposais de lui faire boire ne ressortît pas trop rapidement. Avant le repas que le prince commanda en mon honneur, je retournai dans ma tente et je me remplis l'estomac d'huile d'olive, ce qui est fort désagréable, et malgré mes nausées j'en bus pour me sauver la vie. Puis je pris une petite cruche de vin dans laquelle j'avais mélangé du poison et que j'avais recachetée, et la cruche était si petite qu'elle ne contenait que deux coupes de vin. Je regagnai la tente du prince et je m'assis, et je me régalai en racontant quantité d'anecdotes amusantes sur les mœurs égyptiennes, malgré les nausées, pour divertir le prince et ses chefs. Et Shoubattou rit vraiment en montrant ses belles dents et il me donna des tapes dans le dos en disant:
– Tu es un compagnon agréable, Sinouhé, bien que tu sois Egyptien, et je te prendrai comme médecin royal. En vérité je pouffe de rire et j'oublie mes maux de ventre pendant que tu me parles des coutumes amoureuses des Egyptiens, qui me semblent destinées surtout à éviter d'avoir des entants. Mais je me propose de leur enseigner les coutumes hittites, et mes chefs prendront le commandement des provinces, et cela fera grand bien à l'Egypte, dès que j'aurai donné à Baketamon ce qui lui revient.
Il se tapa les genoux et but du vin et rit et s'écria:
– Je voudrais bien que la princesse fût déjà couchée sur ma natte, car tes récits m'ont fort excité, et je veux la faire gémir de joie. Par le Ciel sacré et par la Terre mère, une fois que le pays des Khatti et l'Egypte ne formeront plus qu'un empire, aucun Etat ne pourra nous résister et nous soumettrons les quatre continents. Mais il faudra d'abord infuser du fer à l'Egypte et du feu à son cœur, afin que chaque Egyptien se convainque que la mort vaut mieux que la vie. Puisse ce moment venir bientôt.
Il but après avoir offert une libation au Ciel et une autre à la Terre, et tous ses compagnons étaient déjà un peu ivres, et mes gaies histoires avaient dissipé leurs soupçons. Je profitai de l'occasion pour dire:
– Je ne veux pas t'offenser et critiquer ton vin, Shoubattou, mais tu n'as probablement encore jamais goûté du vin d'Egypte, car si tu le connaissais, tous les autres seraient plats comme de l'eau dans ta bouche. C'est pourquoi pardonne-moi si je préfère boire mon propre vin, car lui seul m'enivre convenablement. J'en emporte toujours avec moi dans les festins des étrangers.
Je secouai la cruche et en brisai le cachet en sa présence et j'en versai dans ma coupe, en simulant l'ivresse, et quelques gouttes tombèrent par terre, et je bus, puis je dis:
– Voilà du vrai vin de Memphis, du vin des pyramides qui se paye au poids de l'or, fort, corsé et enivrant, sans pareil au monde.
Le vin était vraiment fort et bon, et j'y avais ajouté de la myrrhe, si bien que toute la tente en fut embaumée, mais sur ma langue je reconnus l'odeur de la mort et la coupe trembla dans ma main, mais les Hittites l'attribuèrent à mon ivresse. Shoubattou sentit sa curiosité s'éveiller et il me tendit sa coupe en disant:
– Je ne suis plus un étranger pour toi, puisque demain je serai ton seigneur et maître. Laisse-moi donc goûter ton vin, pour que je m'assure qu'il est aussi bon que tu le prétends.