Horemheb envoya encore en Egypte des troupeaux pris aux nègres, et bientôt le blé recommença à lever dans le pays de Kemi, et les enfants ne manquèrent plus de lait ni les prêtres de victimes et de viande. Mais des tribus entières abandonnèrent leur domicile dans le pays de Koush et s'enfuirent dans les steppes en dehors des frontières de l'Egypte, dans le pays des girafes et des éléphants, si bien que le pays de Koush resta désert pendant des années. Mais l'Egypte n'en souffrit pas, car depuis le temps du pharaon Akhenaton ce pays n'avait plus payé son tribut, bien qu'à l'époque des grands pharaons il eût été la meilleure source de richesse pour l'Egypte et plus prospère même que la Syrie.
Après une campagne de deux ans, Horemheb rentra à Thèbes avec un riche butin et il distribua des cadeaux à la population de Thèbes et fêta son triomphe pendant dix jours et dix nuits, et tout travail cessa à Thèbes et les soldats ivres rampaient dans les rues en bêlant comme des chèvres et les femmes de Thèbes mirent au monde bien des enfants à la peau foncée. Horemheb tenait son fils dans ses bras et lui apprenait à marcher et disait fièrement:
– Regarda, Sinouhé, de mes flancs est issue une nouvelle dynastie royale et dans les veines de mon fils coule du sang royal, bien que je sois né avec du fumier entre les orteils.
Il alla voir Aï, mais celui-ci, en proie à la terreur, ferma sa porte et entassa contre elle des sièges et son lit, en criant:
– Va-t'en, Horemheb, car je suis le pharaon, et je sais bien que tu viens me tuer pour me ravir les couronnes.
Mais Horemheb rit et enfonça la porte d'un coup de pied et le secoua entre ses mains, en disant:
– Je ne veux pas te tuer, vieux renard, mon maquereau, car tu es pour moi plus qu'un beau-père et ta vie m'est très précieuse. Tu dois tenir bon, Aï, encore le temps d'une guerre, bien que la bave te coule des lèvres, afin que le peuple ait un pharaon sur lequel décharger sa colère.
A son épouse Baketamon, Horemheb rapporta de grands cadeaux, du sable aurifère dans des paniers tressés, les peaux des lions qu'il avait tués à coups de flèches, des plumes d'autruche et des singes vivants, mais elle refusa de regarder ces présents, et elle lui dit:
– Tu es peut-être mon époux devant les hommes et je t'ai donné un fils. Cela doit te suffire, car sache que si tu me touches, je cracherai dans ton lit et je te tromperai, comme jamais encore femme n'a trompé son mari. Pour te couvrir de honte, je coucherai avec des esclaves et des portefaix, je me divertirai sur les places de Thèbes avec des âniers. Car tu pues le sang, et ta seule vue me donne la nausée.
Cette résistance surexcita encore la passion de Horemheb, qui vint m'exposer ses soucis et ses tracas. Je lui conseillai de porter ses hommages à d'autres femmes, mais il refusa avec indignation, car Baketamon était la seule femme qu'il aimait, et il l'avait attendue pendant des années et s'était même abstenu souvent de se divertir avec d'autres femmes. Il me demanda une drogue pour rendre Baketamon amoureuse, mais je refusai. Il s'adressa alors à d'autres médecins, et ils lui remirent des drogues dangereuses qu'il fit boire en secret à Baketamon, et il put une fois profiter de son sommeil pour se divertir avec elle. Mais quand il la quitta, elle le haïssait encore plus qu'avant et dit:
– Rappelle-toi ce que je t'ai dit, tu étais averti. Mais Horemheb partit bientôt pour la Syrie préparer la guerre contre les Hittites, et il disait:
– C'est à Kadesh que les grands pharaons ont planté les bornes de l'Egypte, et je ne m'arrêterai pas avant que mes chars de guerre aient pénétré dans Kadesh en flammes.
Mais en constatant que le grain d'orge recommençait à verdir pour elle, Baketamon s'enferma dans ses appartements pour cacher sa honte. On lui donnait sa nourriture par un guichet de la porte, et quand le terme approcha, on la fit surveiller, car on craignait qu'elle ne voulût accoucher seule et se débarrasser de son enfant, comme les femmes qui les déposent dans une corbeille sur le Nil. Mais elle n'en fit rien, et elle appela les médecins et elle supporta les maux de l'enfantement en souriant, et elle mit au monde un fils auquel elle donna le nom de Sethos, sans consulter Horemheb. Elle détestait tellement cet enfant qu'elle lui donna le nom de Seth en disant qu'il avait été engendré par Seth.
Dès qu'elle fut remise, elle se fit oindre et farder et vêtir de lin royal et elle se rendit seule au marché aux poissons de Thèbes. Elle interpella les âniers et les porteurs d'eau et les poissonniers, et elle leur dit:
– Je suis la princesse Baketamon et la femme de Horemheb, l'illustre capitaine. Je lui ai donné deux fils, mais c'est un homme ennuyeux et paresseux et il pue le sang et je n'ai aucun plaisir avec lui. Venez vous divertir avec moi, car j'aime vos mains calleuses et votre saine odeur de fumier et j'aime aussi l'odeur du poisson.
Mais les hommes prirent peur et s'écartèrent d'elle, et elle les poursuivit et pour les séduire elle leur montrait sa belle poitrine:
– Ne suis-je pas assez belle pour vous? Pourquoi hésitez-vous? Je suis peut-être vieille et laide, mais je ne demande aucun cadeau, seulement une pierre, n'importe quelle pierre, mais plus votre plaisir aura été grand avec moi, plus la pierre devra être grosse.
Jamais encore on n'avait rien vu de pareil. Et peu à peu les yeux des hommes se mirent à briller et leur passion flamba devant la beauté qui s'offrait à eux, et l'odeur des aromates leur montait à la tête. Ils se dirent:
– C'est certainement une déesse qui nous apparaît, parce que nous sommes agréables à ses yeux. C'est pourquoi il serait faux de résister à sa volonté, car le plaisir qu'elle nous offre est certainement un plaisir divin.
D'autres dirent:
– En tout cas ce plaisir ne nous coûtera pas cher, car même les négresses exigent au moins un morceau de cuivre. C'est sûrement une prêtresse qui quête des matériaux pour élever un temple à Bastet, et nous plairons aux dieux en exécutant sa volonté.
Elle les entraîna peu à peu vers la rive et dans les roseaux, pour être à l'abri des regards. Et toute la journée la princesse Baketamon se divertit avec les hommes du marché aux poissons, et elle ne les déçut point, mais elle s'appliqua à leur faire plaisir, et ils lui apportèrent des pierres, même des pierres de taille qu'on achète chez les carriers. Et ils disaient:
– En vérité, nous n'avons jamais connu de femme pareille, car sa bouche est du miel pur et ses seins sont comme des pommes mûres et son étreinte est brûlante comme la braise à frire les poissons.
Ils la supplièrent de revenir et promirent de lui préparer beaucoup de grosses pierres, et elle leur sourit pudiquement et les remercia de leur gentillesse et du grand plaisir qu'ils lui avaient donné. En rentrant le soir au palais doré, elle dut louer une grande barque pour transporter toutes les pierres reçues pendant la journée.
Le lendemain, avec une grande barque, elle se rendit au marché aux légumes et elle interpella les paysans qui arrivaient à l'aube avec leurs bœufs et leurs ânes et dont les mains étaient rudes et la peau tannée par le soleil. Elle parlait aussi aux balayeurs de rues et aux vidangeurs, et elle leur disait:
– Je suis la princesse Baketamon, l'épouse de l'illustre capitaine Horemheb. Mais c'est un homme ennuyeux et paresseux et son corps est impuissant, et il ne me donne pas le moindre plaisir. Il me maltraite et me prive de mes chers enfants et me chasse de chez lui, si bien que je n'ai pas même un toit sur ma tête. Venez donc vous divertir avec moi et me donner du plaisir et je ne vous demande qu'une pierre à chacun.
Les paysans et les balayeurs et les gardiens noirs furent surpris, mais elle leur dévoila ses charmes et elle les entraîna dans les roseaux de la rive, et ils abandonnèrent leurs paniers de légumes et leurs bœufs et leurs ânes et leurs balais pour la suivre. Et ils disaient: