– Ce n'est pas tous les jours qu'on offre un tel régal à un pauvre diable, et sa peau ne rappelle pas celle de nos femmes, et elle sent bon. Nous serions fous de ne pas profiter de l'occasion et de lui donner le plaisir qu'elle désire, puisqu'elle est une femme délaissée.
Ils se divertirent avec elle et lui apportèrent des pierres, et les paysans arrachèrent les pierres du seuil des auberges et les gardes volèrent des moellons aux bâtiments du pharaon. Mais ils avaient un peu d'angoisse, car ils disaient:
– Si vraiment elle est la femme de Horemheb, il nous tuera, car il est plus terrible qu'un lion et il est jaloux et chatouilleux. Mais si nous sommes assez nombreux, il ne pourra nous tuer, c'est pourquoi dans notre intérêt il faut apporter beaucoup de pierres.
C'est pourquoi ils revinrent au marché aux légumes et racontèrent leur aventure à tous leurs amis et ils les conduisirent sur la berge, si bien qu'un large sentier se forma dans les roseaux, et à la tombée de la nuit la roselaie était comme si des hippopotames s'y étaient vautrés. Le plus grand désordre régnait au marché aux légumes, on volait des chargements entiers, les bœufs et les ânes s'agitaient parce qu'ils n'avaient rien à boire, et les patrons des cabarets couraient en s'arrachant les cheveux et en gémissant sur les précieuses pierres de seuil volées. Et alors la princesse Baketamon remercia pudiquement tous les hommes du marché aux légumes pour leur grande amabilité et pour le plaisir qu'ils lui avaient donné, et les hommes chargèrent les pierres sur la barque qui fut sur le point de chavirer, et les esclaves durent peiner pour traverser le fleuve jusqu'à la maison dorée.
Ce même soir, tout Thèbes savait déjà que la déesse à la tête de chat était apparue au peuple et s'était divertie avec lui, et les bruits les plus étranges circulèrent en ville, car les hommes qui ne croyaient plus aux dieux inventaient d'autres explications.
Le lendemain, la princesse se rendit au marché au charbon et elle se divertit toute la journée, et le soir la rive du Nil était noire de charbon et piétinée, et les prêtres de maints petits temples se plaignaient de l'impiété des hommes du marché au charbon qui n'hésitaient pas à arracher des pierres aux temples et qui disaient avec jactance:
– En vérité nous avons goûté des délices divines, et ses lèvres fondaient sur nos bouches et sa poitrine était comme des braises dans nos mains, et nous ne savions pas qu'il pouvait exister une jouissance pareille en ce monde.
Mais quand se répandit dans Thèbes la nouvelle que la déesse était apparue pour la troisième fois, une grande inquiétude traversa la ville, et même les hommes convenables délaissèrent leurs femmes et arrachèrent des pierres aux maisons du pharaon, si bien que le lendemain chaque homme portait une pierre sous le bras, en attendant avec impatience l'apparition de la déesse à tête de chat. Les prêtres aussi étaient troublés, et ils envoyèrent des gardes pour arrêter la femme qui causait tant de scandale et d'agitation.
Mais ce jour-là la princesse Baketamon resta au palais pour se reposer de ses fatigues, et elle se montra souriante et aimable, ce qui surprit fort la cour, car personne ne pouvait penser qu'elle était la femme mystérieuse qui apparaissait au peuple à Thèbes et se divertissait avec les poissonniers et les vidangeurs.
Après avoir examiné les pierres de différentes tailles et couleurs qu'elle avait rapportées, la princesse fit appeler l'architecte des écuries royales et elle lui dit:
– J'ai rassemblé ces pierres sur la rive et elles sont sacrées pour moi, et à chacune d'elles se rattache un cher souvenir, et plus la pierre est grosse, plus le souvenir est agréable. C'est pourquoi construis-moi avec ces pierres un pavillon de plaisance, pour que j'aie un toit sur ma tête, car mon mari me néglige, comme tu le sais probablement. Je veux que le pavillon soit ample, avec des murailles élevées, car je vais continuer à quêter des pierres et j'en ramasserai autant qu'il t'en faudra.
L'architecte était un homme simple et il fut confus et dit:
– Noble princesse Baketamon, je crains de n'être pas à la hauteur de la tâche, car ces pierres sont très difficiles à ajuster, et tu devrais t'adresser à un constructeur de temple ou à un artiste, car j'ai peur de compromettre par mon ignorance la réalisation de ton beau projet.
Mais elle toucha pudiquement ses épaules calleuses et dit:
– O constructeur des écuries royales, je ne suis qu'une pauvre femme et mon mari me délaisse et je n'ai pas les moyens de recourir à un grand architecte. Je ne pourrai te donner un riche cadeau, comme je le voudrais, mais quand le pavillon sera terminé, tu viendras le regarder avec moi et je m'y divertirai avec toi, je te le promets. Je n'ai rien d'autre à t'offrir, sauf un peu de plaisir, et tu m'en donneras aussi, car tu es robuste.
L'homme fut vivement touché par ces paroles et il admira la beauté de la princesse et se rappela toutes les légendes où des princesses s'éprenaient d'hommes simples et se divertissaient avec eux. Certes, il avait peur de Horemheb, mais son désir fut plus fort que ses craintes, et les paroles de Baketamon le flattaient. C'est pourquoi il se mit au travail avec ardeur et recourut à toute son habileté et il perdait le sommeil à chercher des combinaisons pour toutes les pierres. Le désir et l'amour firent de lui un véritable artiste, car chaque jour il voyait la princesse et son cœur fondait et il travaillait comme un insensé et maigrissait et s'étiolait, si bien qu'il finit par construire avec les pierres bigarrées un pavillon comme on n'en avait jamais vu de pareil.
Quand les pierres prirent fin, Baketamon dut en procurer de nouvelles. C'est pourquoi elle allait à Thèbes et elle recevait des pierres sur les places et elle en recevait dans l'allée des Béliers et aussi dans les parcs des temples, et bientôt il n'y eut pas d'endroit à Thèbes où elle n'eût pas quêté des pierres. Pour finir, les prêtres et les gardes réussirent à la surprendre, et ils voulurent l'amener devant les juges, mais elle leur dit en relevant fièrement la tête:
– Je suis la princesse Baketamon et je voudrais bien voir qui oserait être mon juge, car dans mes veines coule le sang sacré des pharaons et je suis l'héritière du pouvoir des pharaons. Mais je ne vous punirai pas de votre bêtise, et je me divertirai volontiers avec vous, parce que vous êtes forts et robustes, et chacun de vous devra m'apporter une pierre, et vous la prendrez à la maison des juges ou au temple, et plus la pierre sera grosse, plus je vous donnerai de plaisir et je tiendrai ma promesse, car je suis déjà fort habile dans l'art d'aimer.
Les gardes la regardèrent et la folie s'empara d'eux comme des autres hommes et avec leurs lances ils descellèrent de grosses pierres de la maison des juges et du temple d'Amon, et ils les lui apportèrent et elle tint largement sa promesse. Mais je dois dire à son honneur que jamais elle ne se comporta avec effronterie en recueillant les pierres, et lorsqu'elle s'était divertie avec les hommes, elle se voilait pudiquement et baissait les yeux et ne permettait plus à personne de la toucher.
Mais après cet incident, elle dut entrer dans les maisons de joie pour y quêter ses pierres sans être inquiétée, et les patrons en retirèrent un grand profit.
A ce moment, chacun savait déjà ce que faisait Baketamon, et les gens de la cour allaient en secret regarder le pavillon qui s'élevait dans le parc. En voyant la hauteur des murs et le nombre de pierres, les dames de la cour mettaient la main devant leur bouche et s'exclamaient de surprise. Mais personne n'osa en parler à la princesse, et quand le pharaon Aï fut informé de la conduite de Baketamon, au lieu de la réprimander et d'intervenir, il éprouva dans sa folie sénile une grande joie, car il pensait bien que Horemheb n'en éprouverait aucun plaisir.