— Je comprends, dit Brooks. Vous avez peut-être raison. Peut-être qu’il est nécessaire d’agir ainsi. Mais cette tactique demande une patience presque surhumaine.
Ardmore avait son idée sur le bout de la langue…
— “Patience et longueur de temps…” cita Calhoun. Vous auriez fait un excellent prédicateur, major Ardmore. Nous, nous préférons l’action.
Oui, ça y était ! C’était exactement ça !
— Vous n’êtes pas loin de la vérité, répondit Ardmore. Avez-vous entendu le rapport de Thomas ?
— J’ai écouté l’enregistrement.
— Vous rappelez-vous quelle est la seule liberté laissée aux Blancs ?
— Ma foi, non. Il n’en restait aucune, si ma mémoire est bonne.
— Vraiment ? N’ont-ils absolument aucune possibilité de se réunir ?
— J’y suis ! s’exclama Thomas. Les églises !
Ardmore attendit un moment, afin que l’idée fasse son chemin, puis il ajouta très doucement :
— L’un d’entre vous a-t-il réfléchi aux possibilités que nous offrirait la fondation d’une religion nouvelle ?
Il y eut un silence chargé de stupeur. Ce fut Calhoun qui le rompit :
— Cet homme est devenu fou ! s’exclama-t-il.
— Doucement, colonel, dit Ardmore posément. Je ne vous reproche pas de penser que j’ai perdu la raison. Il peut paraître fou de parler de fonder une religion nouvelle quand on recherche un moyen d’action militaire contre les Panasiates. Mais, réfléchissez un peu. Nous avons besoin d’une organisation que nous puissions entraîner et préparer à la lutte. Il nous faut aussi un système de communication nous permettant de coordonner l’ensemble de nos activités. Et tout cela, sous les yeux des Panasiates, sans éveiller leur attention pour autant. Si nous étions une secte religieuse au lieu d’une organisation militaire, tout cela deviendrait possible.
— C’est grotesque ! Je ne veux rien avoir à faire avec ce projet.
— Je vous en prie, colonel ! Nous avons absolument besoin de vous. Tenez, pour ce qui est du système de communication… Imaginez des temples dans chaque ville du pays, reliés entre eux par un système de communication et le tout rattaché à la Citadelle…
— Oui, et les Asiatiques écouteront tout ce que vous direz ! dit Calhoun d’un air méprisant.
— C’est pour ça que nous avons besoin de vous, colonel. Ne pourriez-vous pas imaginer un système indétectable ? Quelque chose comme la radio, peut-être, mais fonctionnant sur l’un des spectres additionnels, et que leurs appareils ne pourraient pas déceler ? Ou en êtes-vous incapable ?
Calhoun restait dédaigneux, mais son intonation changea quelque peu :
— Bien sûr que si ! C’est un problème enfantin !
— C’est exactement pour ça que vous nous êtes indispensable. C’est enfantin pour un homme de génie comme vous…
Ardmore éprouva une vague nausée. C’était encore pire que d’écrire des articles publicitaires.
— Mais la solution nous paraît, à nous, tenir du miracle. Et c’est ce dont une religion a besoin : de miracles ! Voilà ce que vous pourrez faire pour nous : des choses qui mettront à l’épreuve votre génie même, que les Panasiates seront incapables d’expliquer et qui leur sembleront surnaturelles !
Voyant Calhoun hésiter, Ardmore insista :
— C’est en votre pouvoir, n’est-ce pas ?
— Bien évidemment, cher major.
— Parfait ! Dans combien de temps pourrez-vous me proposer un système de communication parfaitement sécurisé ?
— Je ne peux pas vous le dire exactement, mais ça ne me demandera pas longtemps. Je continue à penser que votre projet n’a ni queue, ni tête, major, mais je vais m’occuper des recherches que vous me demandez d’effectuer.
Calhoun se leva et quitta majestueusement la pièce.
— Major ? fit Wilkie, cherchant à attirer l’attention d’Ardmore.
— Quoi ? Oui, pardon, Wilkie…
— Je peux mettre au point le système de communication dont vous avez besoin.
— Je n’en doute pas un seul instant, mais pour mener cette tâche à bien, nous devons utiliser au mieux les talents de chacun d’entre nous. Vous aussi, vous aurez largement de quoi faire. Maintenant, je vais vous exposer le reste de mon plan… Ce n’est qu’une esquisse ayant besoin d’être sérieusement fignolée et je vous demande de ne pas hésiter à formuler vos moindres objections, jusqu’à ce que nous arrivions à quelque chose de relativement parfait.
“Nous allons fonder une religion évangélique, en faisant tout dans les règles, et tâcher d’attirer des fidèles à nos offices. Une fois que nous les aurons réunis dans un lieu où nous pourrons leur parler, nous sélectionnerons les éléments dignes de confiance et les enrôlerons dans notre armée. Pour cela, nous les ferons diacres, ou quelque chose d’approchant. Notre grand moyen de publicité sera la charité. Voilà du travail pour vous, Wilkie, avec le procédé de transmutation. Vous nous fabriquerez des métaux précieux en grande quantité, principalement de l’or, afin que nous ayons de solides moyens de travailler. Nous nourrirons les pauvres et les affamés – grâce aux Panasiates, ce n’est pas ce qui manque ! – et nous ne tarderons pas à les voir accourir en foule vers nous.
“Mais ce n’est pas tout. Nous ferons quantité de miracles proprement dits. Non seulement pour impressionner les Blancs – détail secondaire – mais pour déconcerter nos seigneurs et maîtres. Nous ferons des choses qu’ils ne pourront pas comprendre : cela les troublera, sapera leur assurance. Mais, comprenez-moi bien, nous n’agirons jamais ouvertement contre eux. Nous nous montrerons, à tout point de vue, loyaux sujets de l’Empereur, mais nous saurons faire des choses dont ils sont incapables, ce qui ne manquera pas de les bouleverser et de les rendre nerveux.
Dans son esprit, le plan prenait forme, comme une campagne de publicité minutieusement préparée.
— Le temps que nous soyons prêts à agir par la force, ils auront certainement déjà peur de nous et seront démoralisés, dans un état de semi-hystérie.
Les autres commençaient à se laisser gagner par son enthousiasme, mais l’angle sous lequel ce plan était conçu était plus ou moins étranger à leur façon habituelle de penser.
— Je ne dis pas que ça ne marchera pas, chef, fit Thomas. Ça semble possible ; mais comment proposez-vous de démarrer les choses ? Ne pensez-vous pas que l’administration panasiate trouvera suspecte cette apparition soudaine d’une nouvelle religion ?
— Peut-être que si, mais je ne le crois pas. Toutes les religions occidentales doivent leur paraître également extravagantes. Ils savent que nous en avons des douzaines, mais ignorent tout de la plupart d’entre elles. C’est un des avantages de l’Ère de la Non-Ingérence. Ils ne connaissent pas grand-chose de nos institutions depuis que l’acte de Non-Ingérence a été voté. Notre religion leur paraîtra semblable à la demi-douzaine de sectes tordues que la Californie du Sud voit éclore chaque année, au printemps.
— Mais, chef, comment allons-nous éclore, justement ? Nous ne pouvons tout de même pas simplement sortir de la Citadelle, alpaguer le premier Chinetoque venu et dire “Je suis Saint Jean-Baptiste !”
— Non, bien sûr. C’est un des points que nous devons étudier. Quelqu’un a-t-il une suggestion à faire ?
Un silence suivit, chargé de fiévreuse concentration. Finalement, Graham proposa :
— Pourquoi ne pas simplement nous installer et attendre qu’on nous remarque ?
— Que voulez-vous dire ?
— Eh bien, ici même, nous sommes déjà suffisamment nombreux pour commencer à opérer à petite échelle. Si nous avions un temple quelque part, l’un d’entre nous pourrait être le prêtre et les autres ses disciples ou quelque chose d’approchant. Puis nous attendrions que les gens s’intéressent à nous.