— Quel genre de questions ?
— Tout d’abord, il a voulu savoir si ma religion reconnaissait l’autorité de l’Empereur. Je lui ai immédiatement assuré que c’était le cas, que nos fidèles étaient absolument tenus de se soumettre à l’autorité temporelle pour tout ce qui était de son ressort, mais que notre croyance nous commandait de vénérer les vrais dieux à notre façon. Là-dessus, je l’ai gratifié d’un long exposé théologique. Je lui ai dit que tous les hommes vénèrent Dieu, mais que Dieu a mille aspects dont chacun constitue un mystère. Dieu, dans sa sagesse, a jugé préférable de se manifester différemment selon les races, parce qu’il ne serait pas bienséant que maîtres et serviteurs l’adorent de la même façon. Pour cette raison, Dieu a réservé aux Blancs ses six aspects de Mota, Shaam, Mens, Tamar, Barmac et Dis, tout comme le Céleste Empereur est son incarnation réservée à la race des maîtres.
— Comment a-t-il pris la chose ?
— À ce qu’il m’a semblé, le gouverneur a pensé que c’était là une doctrine tout à fait sensée… pour des esclaves. Il m’a demandé ce que faisaient les ministres de mon culte, à part la célébration des offices religieux. Je lui ai dit que notre principal désir était de venir en aide aux nécessiteux et aux malades. Il a paru ravi de l’apprendre. J’ai l’impression que nos gracieux suzerains trouvent ce problème extrêmement préoccupant.
— Allez-vous me dire qu’ils s’en soucient ? s’exclama Ardmore.
— Pas dans le même sens que nous, bien sûr. Mais si vous entassez des prisonniers dans des camps de concentration, il faut bien leur donner quelque chose à manger. L’économie intérieure du pays a été profondément affectée, et les Panasiates ne sont pas encore parvenus à y remédier. Je pense qu’ils accueilleraient avec joie un mouvement les aidant à se décharger du souci de nourrir les esclaves.
— Hmm. Quoi d’autre ?
— Pas grand-chose. Je l’ai assuré à nouveau que notre religion nous interdisait à nous, ses chefs spirituels, de nous occuper de politique ; en retour, il m’a promis que nous ne serions plus jamais molestés à l’avenir. Là-dessus, il m’a signifié que je pouvais me retirer. Je lui ai renouvelé ma bénédiction, et, lui tournant délibérément le dos, je m’en suis allé.
— J’ai l’impression, dit Ardmore, que vous l’avez eu jusqu’au trognon !
— Je n’en suis pas si certain, chef. Cette vieille crapule m’a fait l’effet d’être aussi sagace que machiavélique. Je ne devrais d’ailleurs pas le traiter de crapule, car il n’en est pas une, si on prend en compte ses propres critères. C’est un homme d’État, et je dois reconnaître qu’il m’a impressionné. Franchement, si l’on y réfléchit, les Panasiates ne peuvent pas être des imbéciles ; ils ont conquis la moitié du monde et tiennent en servitude des centaines de millions d’hommes. S’ils tolèrent les religions locales, c’est parce qu’ils ont dû constater que c’est une politique avisée. En ce qui nous concerne, il nous faut les maintenir dans cette idée, mais en n’oubliant jamais que ce sont des administrateurs aussi habiles qu’expérimentés.
— Vous avez raison, sans aucun doute. Il faut bien nous garder de les sous-estimer.
— Je n’ai pas encore terminé mon récit. Une autre escorte m’a pris en charge à la sortie du palais et ne m’a plus lâché d’une semelle. J’ai continué mon chemin sans y prêter la moindre attention. Pour sortir de la ville, j’ai dû passer par le marché central. Il y avait là des centaines de Blancs, qui faisaient la queue dans l’espoir d’acheter de la nourriture avec leurs cartes de rationnement. Il m’est venu une idée et j’ai décidé de vérifier jusqu’où pouvait aller mon immunité. Je me suis arrêté et, grimpant sur une caisse, je me suis mis à prêcher.
— Sapristi, Jeff ! s’exclama Ardmore. Vous n’auriez pas dû courir un risque pareil !
— Mais, major, nous avions besoin de savoir jusqu’où nous pouvions aller ; et tout ce que je risquais, c’était qu’ils m’obligent à me taire.
— Euh… Oui, enfin, peut-être… Il est certain qu’une entreprise comme la nôtre exige que nous prenions des risques, et vous devez vous fier à votre propre jugement. L’audace peut se révéler la politique la plus sûre. Pardon de vous avoir interrompu. Que s’est-il passé ?
— Mon escorte a tout d’abord paru confondue. Ils semblaient ignorer quelle attitude adopter. J’ai donc continué de prêcher, tout en surveillant les policiers du coin de l’œil. Presque aussitôt, ils ont été rejoints par un collègue, probablement un de leurs supérieurs. Ils ont tenu un conciliabule, puis le supérieur est parti. Il est revenu au bout de cinq minutes et il est resté là, planté, à m’observer. J’en ai déduit qu’il avait dû téléphoner au quartier général et s’entendre ordonner de me laisser tranquille.
— Comment la foule a-t-elle pris votre intervention ?
— Je crois qu’ils ont surtout été extrêmement impressionnés par le fait qu’un homme blanc semblait transgresser impunément une des règles édictées par les occupants. Je n’ai pas cherché à leur faire entendre grand-chose. Je m’en suis tenu à mon texte : “Le Disciple arrive !” et j’ai brodé autour, en énonçant tout un tas de séduisantes généralités. Je leur ai dit d’être tous bien sages et de ne pas avoir peur, parce que le Disciple allait venir nourrir les affamés, guérir les malades, et consoler les affligés.
— Hmm. Maintenant que vous avez commencé à faire des promesses, on ferait bien de se préparer à les mettre à exécution.
— J’y viens, chef. Je pense que nous ferions bien d’installer immédiatement un temple annexe à Denver.
— Nous n’avons pas encore suffisamment de personnel pour commencer à créer des annexes.
— En êtes-vous bien sûr ? Je ne voudrais pas vous contredire, mais je ne vois pas trop comment nous pourrons engager de nouvelles recrues si nous n’allons pas les chercher là où elles sont. Maintenant, le terrain est prêt. En ce moment, vous pouvez en être certain, il n’y a pas un Blanc à Denver qui ne parle pas du vieux schnock à l’auréole – une auréole, rien que ça ! – qui a prêché sur la place du marché sans que les Panasiates osent l’arrêter. Je vous assure qu’ils vont rappliquer en foule.
— Oui… Vous avez peut-être raison…
— J’en ai la conviction ! En supposant que vous ne puissiez vous séparer d’aucun membre du personnel de la Citadelle, voilà comment nous pouvons opérer. J’irais à Denver, avec Alec, repérer un bâtiment que nous pourrions transformer en temple, et nous commencerions à dire des messes. Au début, nous nous débrouillerions avec les générateurs dissimulés dans nos crosses, puis Scheer viendrait ensuite arranger l’intérieur du temple et installer un générateur de puissance convenable dans l’autel. Une fois que le démarrage aura été assuré, je pourrai confier le tout à Alec. Il sera le prêtre de Denver.
Tandis qu’Ardmore et Thomas discutaient, les autres étaient arrivés un par un. Ardmore se tourna vers Alec :
— Qu’en pensez-vous, Alec ? Vous croyez que vous pouvez passer pour un prêtre, faire des sermons, organiser des kermesses et tout le bazar ?
Le guide de montagne fut lent à répondre.
— Major, dit-il enfin, je crois que j’aimerais mieux continuer mon travail actuel.
— Ça ne sera pas si difficile, lui assura Ardmore. Thomas ou moi pouvons rédiger vos sermons. Le reste consisterait surtout à la fermer, à garder les yeux ouverts, et à nous expédier ici les recrues potentielles pour qu’on les enrôle.
— Ce ne sont pas les sermons qui me tracassent, major. Je sais prêcher, j’ai été frère lai dans ma jeunesse. Mais je n’arrive pas à concilier cette fausse religion avec ma conscience. Je sais que vous travaillez dans un but louable et j’ai accepté de servir la cause, mais je préfère rester à la cuisine.