— J’ai fait du stop. C’était loin d’être du gâteau. La plupart des routiers ont trop peur de la police pour se risquer à prendre des passagers.
— C’est vrai ? Vous n’auriez pas dû, Jeff. Les prêtres de Mota ne font pas de stop. Cela s’accorde mal avec le don d’accomplir des miracles.
— Alors, comment fallait-il faire ? Bon sang, major, vous vous rendez compte que, si j’y avais été à pied, je serais encore en route ? Ou, plus vraisemblablement, arrêté par un policier de campagne qui n’aurait pas encore été informé de mon traitement de faveur !
Le visage de Thomas reflétait une irritation qui ne lui était pas habituelle.
— Excusez-moi, Jeff. Je n’aurais pas pu faire mieux que vous. Mais il nous faut maintenant trouver un autre moyen.
— Pourquoi ne pas, tout simplement, le conduire à Denver dans un de nos véhicules ? demanda Wilkie. De nuit, bien entendu.
— La nuit n’existe pas pour les radars, Bob. Les Panasiates vous repéreraient immédiatement et vous abattraient.
— Je ne crois pas. Nous avons à notre disposition une puissance presque illimitée – quand j’essaie de l’évaluer, ça m’effraie. Je crois pouvoir trouver un moyen de l’utiliser pour mettre hors d’usage tout radar susceptible de nous repérer.
— Et apprendre à l’ennemi qu’il reste des gens capables de bidouiller des appareils électroniques ? Nous ne pouvons pas nous griller dès maintenant, Bob.
Wilkie se tut, tout penaud, mais Ardmore reprit après avoir réfléchi :
— Pourtant, il va bien nous falloir prendre des risques. Bob, concoctez-nous votre anti-radar. Vous ferez tout le trajet en rase-mottes, vers trois ou quatre heures du matin. Ainsi, vous aurez une chance de passer inaperçus. Si nécessaire, vous utiliserez votre anti-radar, mais dans ce cas, tout le monde devra regagner immédiatement la base. Il ne faut pas que l’incident puisse être relié aux prêtres de Mota, ne serait-ce que par une concordance d’heures. Même recommandation en ce qui vous concerne, Jeff, quand Wilkie vous aura déposé. Si le malheur veut qu’un Panasiate vous surprenne, utilisez l’effet Ledbetter pour le tuer, lui et tous les autres alentour, et aussitôt après, prenez le maquis. Un Panasiate ne doit sous aucun prétexte pouvoir soupçonner les prêtres de Mota d’être autre chose que ce qu’ils semblent être. Tuez tous les témoins et fuyez.
— Compris, patron.
Le véhicule léger tournait au-dessus de la montagne de Lookout, à quelques pas de la tombe de Buffalo Bill. La portière s’ouvrit et un prêtre en robe sauta de l’appareil. Il trébucha en posant le pied à terre, à cause des lourds sacs de monnaie suspendus à ses épaules et à sa taille. Une autre silhouette, équipée de façon semblable, le suivit mais atterrit avec plus d’agilité.
— Ça va, Jeff ?
— Oui, très bien.
Wilkie passa en pilotage automatique assez longtemps pour se pencher à l’extérieur et dire :
— Bonne chance !
— Merci. Mais bouclez-la et filez !
— O.K.
La portière se referma et le véhicule disparut dans la nuit.
Il commençait à faire jour quand Thomas et Howe arrivèrent au pied de la montagne et approchèrent Denver. Pour autant qu’ils aient pu s’en rendre compte, personne ne les avait repérés, bien qu’ils aient dû se blottir dans un buisson pendant quelques minutes, osant à peine respirer, au passage d’une patrouille. Jeff avait braqué sa crosse, le pouce prêt à appuyer sur une des feuilles d’or se trouvant au-dessous du cube de Mota. Mais la patrouille était passée, sans se douter que la foudre avait failli s’abattre sur elle.
Lorsqu’il fit jour et qu’ils eurent atteint la ville, Thomas et Howe ne cherchèrent plus à passer inaperçus. Peu de Panasiates étaient dehors à cette heure matinale ; les membres de te race esclave se hâtaient le long des rues, se rendant à leur travail, mais la race des seigneurs dormait encore. Les Américains qui croisaient les deux hommes les dévisageaient brièvement, mais ne les arrêtaient pas, et ne leur adressaient pas la parole. Les indigènes avaient déjà appris la loi fondamentale des États policiers : “Occupez-vous de vos affaires et ne soyez pas curieux.”
Jeff chercha délibérément à rencontrer un policier panasiate. Alec et lui descendirent du trottoir, branchèrent leurs boucliers et attendirent. Il n’y avait pas d’Américains alentour, car l’omniprésence de la police d’occupation les incitait à raser les murs et à se faire tout petits. Jeff s’humecta les lèvres et dit :
— C’est moi qui parlerai, Alec.
— Ça me va.
— Il arrive. Oh, mon Dieu, Alec, allumez votre auréole !
— Hein ?
Howe glissa un doigt sous son turban, derrière l’oreille droite. Aussitôt, l’auréole se mit à miroiter au-dessus de sa tête. C’était un simple effet d’ionisation, un tour de passe-passe dû aux spectres additionnels, beaucoup moins mystérieux que le phénomène de l’aurore, par exemple, mais c’était très réussi.
— C’est mieux, lui accorda Jeff, du coin de la bouche. Mais qu’a votre barbe ?
— Elle se décolle sans arrêt parce que je transpire.
— Ne la perdez surtout pas maintenant ! Le voilà.
Thomas se mit en position pour bénir le Panasiate, et Howe l’imita.
— La paix soit avec vous, maître ! entonna Jeff.
Le policier asiatique s’arrêta. Sa connaissance de l’anglais se limitait à Halte, Suivez-moi et Montrez votre carte. Il se fiait à sa matraque pour faire rentrer ces chiens dans les rangs. Mais il reconnaissait l’accoutrement des deux hommes, identique au dessin de l’affiche qui venait d’être placardée dans le poste de police. S’habiller ainsi était une des nombreuses choses ridicules que l’on permettait aux esclaves.
Néanmoins, un esclave restait un esclave et devait être maintenu dans le bon chemin. Or tous les esclaves devaient s’incliner et ces deux-là ne s’inclinaient pas. Il voulut frapper à l’estomac l’esclave le plus proche de lui.
La matraque rebondit avant d’avoir atteint son but et les doigts du policier ressentirent une violente secousse, comme si son arme avait heurté quelque chose de très dur.
— La paix soit avec vous ! grommela Jeff en observant attentivement l’homme. Le policier était armé d’un pistolet à vortex. Jeff n’en redoutait pas les effets, mais il n’avait aucune intention de laisser voir à son interlocuteur que les armes de l’Empereur ne pouvaient rien contre lui. Il regrettait d’avoir utilisé son bouclier pour se protéger d’un coup de matraque et espérait que le Panasiate n’en croirait pas ses yeux et nierait l’évidence.
Manifestement, l’homme était ahuri. Il regarda sa matraque, recula le bras comme pour frapper à nouveau, puis parut se raviser. Faisant appel à ses maigres ressources en anglais, il ordonna :
— Suivez-moi !
Jeff leva de nouveau la main :
— La paix soit avec vous ! dit-il. Puis, achevant sa bénédiction dans un jargon parfaitement incompréhensible, il pointa l’index vers Howe.
Le policier eut l’air perplexe ; il gagna le coin de la rue et, après avoir regardé à droite et à gauche, souffla dans son sifflet.
— Pourquoi m’avez-vous montré du doigt ? chuchota Alec.
— Je ne sais pas. Ça m’a paru être une bonne idée. Attention !
Un autre policier arrivait à la hâte et, se joignant à son camarade, il se dirigea vers Howe et Thomas. Il semblait être d’un grade supérieur. Après avoir échangé quelques phrases avec son sous-fifre dans leur incompréhensible langue chantante, il s’approcha et sortit son pistolet en disant :