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— Allez, vous deux, suivez-nous vite !

— Venez, Alec, dit Thomas en obtempérant.

Ce faisant, il débrancha son bouclier ; il espérait que Howe s’en apercevrait et agirait de même. Il semblait préférable à Thomas de ne pas divulguer l’existence des boucliers, tout au moins pour l’instant.

Les Panasiates les conduisirent au poste de police le plus proche. Jeff marchait d’un pas assuré, en distribuant des bénédictions mielleuses à tour de bras. À l’approche du poste, le policier gradé dépêcha son subordonné en avant-coureur, si bien que, à leur arrivée, l’officier en chef les attendait sur le seuil, apparemment curieux de voir ces drôles d’oiseaux que ses hommes avaient capturés.

Mais la curiosité de l’officier de police se nuançait d’appréhension. Il était au courant des circonstances dans lesquelles l’infortuné lieutenant qui avait découvert l’existence de ces saints hommes avait rejoint ses ancêtres. Il était donc bien décidé à ne pas commettre de faute pouvant lui faire perdre la face.

— La paix soit avec vous ! fit Jeff en prenant la pose. Maître, j’ai à me plaindre de vos serviteurs. Ils nous ont empêchés d’accomplir notre saint devoir, qui est pourtant approuvé par Son Altesse Sérénissime le gouverneur lui-même !

L’officier joua avec sa matraque, puis parla à ses subordonnés dans leur langue avant de se tourner de nouveau vers Jeff.

— Qui es-tu ?

— Un prêtre du grand dieu Mota.

Le Panasiate posa la même question à Alec, et Jeff intervint aussitôt :

— Maître, dit-il vivement, mon compagnon est un très saint homme qui a fait vœu de silence. Si vous le forcez à parler, ce sera un péché qui retombera sur vous.

L’officier hésita. Le bulletin de renseignements concernant ces énergumènes était des plus catégoriques, mais n’indiquait aucun précédent quant à la façon de se conduire à leur égard. Or, l’officier avait horreur d’établir des précédents ; ceux qui le faisaient avaient parfois de l’avancement mais, bien plus souvent, ils allaient rejoindre leurs ancêtres.

— Il n’a pas besoin de rompre son vœu, mais montrez-moi vos cartes, tous les deux.

Jeff parut étonné :

— Nous sommes d’humbles serviteurs anonymes du grand dieu Mota. En quoi ce genre de détails nous concerne-t-il ?

— Dépêchez-vous !

Jeff s’efforça de paraître triste pour dissimuler sa nervosité. Il avait répété ce petit discours dans sa tête. Beaucoup de choses allaient dépendre de son succès.

— Je suis navré pour vous, jeune maître, et je vais prier pour que Mota vous ait en sa sainte garde, mais je dois vous demander d’être mis en présence du gouverneur impérial. Immédiatement !

— C’est impossible.

— Son Altesse m’a déjà vu et consentira à me recevoir de nouveau. Le gouverneur impérial est toujours prêt à donner audience aux serviteurs du grand dieu Mota.

L’officier le regarda sans rien dire, puis, faisant demi-tour, rentra dans le poste de police. Les deux hommes attendirent.

— Croyez-vous qu’il va vraiment nous faire conduire devant le prince ? chuchota Howe.

— Je ne pense pas, et j’espère bien que non.

— Mais, si c’est le cas, que ferez-vous ?

— Ce que j’aurai à faire. Taisez-vous. Vous êtes censé avoir fait vœu de silence.

Après quelques minutes, l’officier revint et dit brièvement :

— Vous êtes libres de vous en aller.

— Voir le gouverneur impérial ? s’enquit malicieusement Jeff.

— Non, non ! Allez-vous en, c’est tout. Déguerpissez de mon district.

Jeff recula d’un pas pour donner à l’officier une ultime bénédiction, puis les deux “prêtres” s’en allèrent. Du coin de l’œil, Jeff vit l’officier lever sa matraque et en frapper violemment le policier gradé, mais il fit mine de n’avoir rien remarqué et attendit d’avoir parcouru une centaine de mètres avant de parler à Howe.

— Voilà ! Nous devrions avoir la paix pour un bout de temps.

— Vous croyez ? Alors que vous l’avez sûrement mis en colère contre nous ?

— Peu importe. Nous ne pouvions pas lui laisser croire, à lui ou à n’importe quel autre flic, qu’il pouvait nous malmener comme les autres Blancs. Dans moins de cinq minutes, toute la ville saura que je suis de retour et qu’il faut me laisser tranquille. Nous ne pouvions pas agir autrement.

— Peut-être. Mais je continue à penser qu’il est dangereux pour nous d’avoir éveillé l’attention des flics.

— Vous ne comprenez pas, dit Jeff avec impatience. C’est l’attitude la moins risquée. Des flics sont toujours des flics, quelle que soit la couleur de leur peau. Ils agissent par la menace et ne comprennent que la menace. Quand ils seront persuadés qu’on ne peut pas nous toucher sans s’attirer des ennuis extrêmement graves, ils nous témoigneront autant de déférence qu’à leurs supérieurs. Vous verrez.

— Je souhaite que vous ayez raison.

— J’ai raison. Les flics ne sont jamais que des flics, et ils nous mangeront bientôt dans la main. Oh, oh ! Attention, Alec. En voilà un autre.

Un policier panasiate arrivait derrière eux au petit trot, mais au lieu de les rejoindre ou de leur dire de s’arrêter, il gagna le trottoir opposé et les ignora résolument, tout en se maintenant à leur hauteur.

— À votre avis, qu’est-ce qui se passe, Jeff ?

— Nous avons un chaperon, et c’est une bonne chose, Alec. Maintenant, les autres Chinetoques ne nous importuneront plus. Nous pouvons donc nous consacrer à notre mission. Vous connaissez très bien cette ville, je crois ? Où pensez-vous que nous devrions installer le temple ?

— Ça dépend de ce que vous recherchez, je suppose.

— Je ne sais pas exactement.

Jeff s’arrêta pour essuyer la sueur ruisselant sur son front ; sa robe était chaude et le poids des pièces en rendait le port plus pénible encore.

— Maintenant que je suis ici, toute cette affaire me semble ridicule. Je crois que je n’étais pas fait pour être agent secret. Et si nous nous installions dans les quartiers chics ? Nous voulons faire une grande impression…

— Non, ça ne me paraît pas être une bonne idée, Jeff. Maintenant, dans les quartiers chics, il n’y a plus que deux sortes de gens.

— C’est-à-dire ?

— Les Panasiates et les traîtres : des trafiquants du marché noir et toutes sortes d’autres collabos.

Thomas parut troublé.

— Je crois que j’ai vécu trop longtemps à l’écart, dit-il. Jusqu’à cet instant, Alec, il ne me serait jamais venu à l’idée qu’un Américain, quel qu’il soit, puisse s’entendre avec les envahisseurs.

— Moi non plus, je ne l’aurais pas cru… si je ne l’avais pas vu. J’imagine qu’il y a des salauds-nés qui sont capables de tout.

Les deux hommes arrêtèrent leur choix sur un entrepôt vide, situé près de la rivière, dans un quartier pauvre et très peuplé. Ce secteur avait longtemps été en crise, mais, maintenant, il périclitait complètement. Trois boutiques sur quatre avaient leurs portes condamnées, et le commerce était au point mort. Ce bâtiment était loin d’être le seul entrepôt vide ; Thomas l’avait choisi à cause de sa forme presque cubique, rappelant celle du Temple suprême et du cube de sa crosse. Sa décision avait également été influencée par le fait que l’entrepôt était séparé des autres immeubles, à droite par une ruelle, et à gauche par un terrain vague.

La porte principale étant défoncée, les deux hommes jetèrent un coup d’œil, puis risquèrent une reconnaissance à l’intérieur. L’entrepôt était totalement abandonné, mais la plomberie était intacte et les murs solides. Au rez-de-chaussée, il n’y avait qu’une seule pièce, avec quelques piliers pour soutenir le plafond à sept mètres de hauteur. Ce serait parfait pour le “culte”.