— Je crois que ça ira, estima Jeff.
Un rat surgit d’un tas de débris accumulés contre un des murs. Presque machinalement, Jeff braqua sa crosse sur lui. Le rongeur sauta en l’air et retomba mort.
— À qui nous adresser pour acheter ce bâtiment ?
— Les Américains n’ont pas le droit d’être propriétaires de biens immobiliers. Nous allons devoir découvrir qui est le gérant.
— Ça ne devrait pas être bien difficile.
Les deux hommes ressortirent. Leur chaperon de la police les attendait sur le trottoir d’en face, mais fit mine de regarder ailleurs.
Les rues s’étaient remplies, même dans ce quartier. Thomas arrêta un garçon qui passait. C’était un gamin de douze ans à peine, mais dont le regard reflétait déjà toute l’expérience et tout le cynisme d’un adulte.
— La paix soit avec toi, mon fils. Qui loue cet immeuble ?
— Hé, vous, lâchez-moi !
— Je ne te veux pas de mal, dit Thomas en tendant au gosse une des pièces de cinq dollars les mieux réussies par Scheer.
Le gamin regarda la pièce et, du coin de l’œil, repéra le policier panasiate arrêté de l’autre côté de la rue. Celui-ci ne semblait pas s’occuper d’eux. Le jeune garçon escamota la pièce :
— Vous feriez mieux d’aller voir Konsky. Pour ce genre de trucs, c’est un as.
— Qui est Konsky ?
— Tout le monde connaît Konsky. Dites donc, grand-père, pourquoi est-ce que vous êtes déguisé comme ça ? Les bridés vont vous chercher des embrouilles.
— Je suis un prêtre du grand dieu Mota et le Seigneur Mota veille sur les siens. Conduis-nous vers ce Konsky.
— Rien à faire. Je ne veux pas avoir d’histoires avec les bridés ! dit l’enfant en tentant de se libérer.
Jeff le retint fermement par le bras et exhiba une autre pièce, mais sans la lui donner.
— Ne crains rien. Le Seigneur Mota te protégera, toi aussi.
Le jeune garçon regarda la pièce, puis jeta un coup d’œil aux alentours avant de dire :
— O.K., suivez-moi.
Il les fit tourner dans une rue transversale et leur indiqua un bureau situé au-dessus d’un bar :
— Konsky est là-haut, s’il est là.
Jeff donna la seconde pièce au garçon et lui dit de revenir le voir à l’entrepôt, car le Seigneur Mota aurait des cadeaux pour lui. Tandis qu’ils gravissaient tous deux l’escalier, Alec s’étonna que Jeff ait agi avec aussi peu de prudence.
— C’est un gosse digne de confiance, assura Jeff. Bien sûr, les événements en ont fait une arsouille, mais il est de notre côté. Il nous fera de la publicité… mais pas auprès des Panasiates.
Konsky se révéla être un homme mielleux et méfiant. Il fut vite évident qu’il avait des “relations”, mais il mit du temps à parler, jusqu’à ce qu’il ait vu la couleur de leur or. Après cela, l’accoutrement et les allures bizarres de ses clients ne le tracassèrent plus le moins du monde. Thomas le gratifia du grand jeu et le bénit à foison, sachant bien que Konsky n’en avait cure, mais pour bien rester dans la peau de son personnage. Konsky s’informa de la situation exacte de l’entrepôt, marchanda le loyer et le pot-de-vin, qu’il qualifia de “frais pour services spéciaux”, puis les quitta.
Thomas et Howe étaient contents d’être enfin seuls. Être un “saint homme” a ses inconvénients ; ils n’avaient rien mangé depuis leur départ de la Citadelle. Jeff sortit de sous sa robe des sandwiches qu’ils engloutirent aussitôt. Et ce qu’ils apprécièrent encore davantage, c’est que le bureau de Konsky comprenait des toilettes adjacentes.
Trois heures plus tard, ils étaient en possession d’un document dont la traduction en anglais déclarait que le Céleste Empereur était heureux de concéder à ses fidèles sujets, etc., la location payable à l’avance de l’entrepôt. En échange d’une autre somme disproportionnée, Konsky promit de faire nettoyer le bâtiment le jour même, de fournir différents matériaux, et de veiller à l’exécution de certaines réparations. Jeff le remercia et, avec un sérieux imperturbable, le convia à venir assister aux premiers offices qui seraient célébrés dans le nouveau temple.
Ils reprirent le chemin de l’entrepôt. Lorsque Konsky fut hors de vue, Jeff dit :
— Vous savez, Alec, nous allons souvent avoir à recourir à ce type, mais quand le jour viendra, j’aurai une petite liste de noms, et le sien apparaîtra en tête. Je m’occuperai moi-même de lui.
— On se le partagera, se contenta de dire Howe.
Quand ils arrivèrent à l’entrepôt, le gamin des rues parut se matérialiser soudain à côté d’eux :
— Vous avez d’autres commissions, grand-père ?
— Sois béni, mon fils. Oui, plusieurs.
Après une nouvelle transaction financière, le gamin les quitta pour aller leur trouver des lits de camp et de la literie. Jeff le regarda partir et dit :
— J’en ferai un enfant de chœur. Il peut aller dans des endroits auxquels nous n’avons pas accès, et faire des choses dont nous devons nous abstenir. Et les flics s’intéressent moins à un enfant qu’à un adulte.
— Je ne pense pas que vous puissiez lui faire confiance.
— Je n’en ai pas l’intention. Il nous prendra toujours pour deux cinglés et sera fermement convaincu que nous sommes des prêtres du grand dieu Mota. Nous ne pouvons nous fier à personne, Alec, avant d’avoir pris toutes les garanties possibles. Venez. Allons tuer tous les rats de cet entrepôt avant l’arrivée de l’équipe de nettoyage. Voulez-vous que je vérifie les paramètres de votre crosse ?
Avant la tombée de la nuit, le premier temple du dieu Mota à Denver avait commencé à prendre forme, bien qu’il ait toujours l’air d’un entrepôt et qu’il n’y ait pas encore de fidèles. Tout le bâtiment empestait le désinfectant, mais il avait été nettoyé et vidé de fond en comble, et la porte d’entrée fermait. Il contenait deux lits de fortune, ainsi qu’une réserve de provisions pouvant permettre à deux hommes de subsister pendant une quinzaine de jours.
Leur chaperon de la police continuait à monter la garde de l’autre côté de la rue.
Cette surveillance se maintint pendant quatre jours, au cours desquels, à deux reprises, une escouade de policiers vint se livrer à une minutieuse perquisition. Thomas les laissa faire, car il n’avait encore rien à cacher. Leurs crosses étaient encore leurs seules sources de puissance, et leur seul communicateur Ledbetter était porté par Howe, ce qui le faisait paraître légèrement bossu durant la journée. Thomas, quant à lui, portait la ceinture d’argent.
Entre-temps, toujours par l’entremise de Konsky, les deux hommes avaient acquis une automobile puissante et rapide, avec la permission de la conduire ou de la faire conduire partout où s’étendait la juridiction du gouverneur. Les “frais pour services spéciaux” furent particulièrement élevés. Thomas engagea un chauffeur, non point par l’intermédiaire de Konsky, mais par Peewee Jenkins, le gamin qui leur était venu en aide le premier jour.
La surveillance spéciale dont faisaient l’objet les prêtres de Mota prit fin à midi, le quatrième jour. Cet après-midi-là, Jeff, laissant le futur temple à la garde de Howe, se rendit à la Citadelle en voiture. Il revint en compagnie de Scheer, très mal à l’aise et peu convaincant avec ses vêtements religieux et sa barbe. Il transportait avec lui un coffre cubique émaillé aux six couleurs sacrées de Mota. Une fois à l’intérieur de l’entrepôt, la porte ayant été bien barricadée, Scheer ouvrit le coffre avec une extrême prudence, d’une façon bien précise, afin qu’il n’explose pas en les pulvérisant, eux et le temple tout entier. Après quoi, Scheer s’affaira autour de l’“autel” récemment construit. Il termina peu après minuit, mais il avait encore beaucoup de travail à faire à l’extérieur du bâtiment, tandis que Howe et Thomas montaient la garde, prêts à assommer ou même tuer, au besoin, quiconque viendrait interrompre le sergent.