Quand le soleil se leva de nouveau sur le temple, le mur où s’encastrait la porte d’entrée était devenu vert émeraude, tandis que les trois autres étaient respectivement rouge, doré, et bleu marine. Le temple de Mota était prêt à recevoir les fidèles… et les autres. Détail extrêmement important, il fallait être de race blanche pour pouvoir en franchir impunément le seuil.
Une heure avant le lever du soleil, Jeff se posta près de la porte et attendit, anxieux. La soudaine transformation du bâtiment allait certainement provoquer une nouvelle perquisition, à laquelle il devrait s’opposer, par tous les moyens, y compris les plus radicaux. Thomas espérait qu’il lui suffirait de parler pour parvenir à convaincre les policiers que le temple devait être considéré comme une enclave, uniquement réservée à la race des esclaves. Mais il suffirait d’un léger excès de zèle de la part d’un subalterne pour obliger Thomas à recourir aux moyens violents et anéantir ainsi tout espoir de réussir une pénétration pacifique.
Howe, survenant derrière lui, le fit sursauter.
— Hé là ! Oh… Alec ! Ne me faites pas des coups pareils, je suis déjà nerveux comme tout !
— Désolé, mais le major Ardmore est sur le circuit. Il veut savoir comment vous vous débrouillez.
— Parlez-lui, moi je ne peux pas quitter la porte.
— Il demande aussi quand Scheer sera de retour.
— Dites-lui que je le lui renverrai dès que je serai sûr qu’il peut se risquer au-dehors sans danger, mais pas une minute avant cela.
— O.K.
Howe s’éloigna et, comme Jeff reportait son regard vers la rue, il sentit ses cheveux se dresser sur sa tête. Un Panasiate en uniforme était en train d’examiner l’immeuble avec curiosité. L’étranger demeura là un moment, puis s’éloigna au petit trot, qui semblait être de rigueur chaque fois qu’un militaire panasiate était de service.
“Mota, mon vieux, pensa Jeff, c’est le moment de montrer ce dont tu es capable.”
Moins de dix minutes plus tard, arriva une escouade commandée par l’officier qui avait déjà dirigé les précédentes perquisitions.
— Écarte-toi, saint homme.
— Non, maître, répondit Jeff avec fermeté. Le temple est maintenant consacré. Nul ne peut plus y pénétrer, à part les fidèles du Seigneur Mota.
— Nous n’abîmerons pas ton temple, saint homme. Laisse-nous passer.
— Maître, si vous entrez, je ne pourrai détourner de vous le courroux du Seigneur Mota, ni celui du gouverneur.
Avant que l’officier ait eu le temps de réfléchir à cette dernière remarque, Jeff poursuivit vivement :
— Le Seigneur Mota attendait votre visite et vous bénit. Il m’a chargé, moi, son humble serviteur, de vous faire trois dons.
— Des dons ?
— Pour vous-même, dit Jeff en déposant une lourde bourse dans la main de l’officier. Pour votre supérieur – que son nom soit béni, dit-il en lui en tendant une seconde. Et pour vos hommes.
Une troisième bourse vint s’ajouter aux autres et le Panasiate fut obligé d’utiliser ses deux mains.
Il demeura un moment immobile. Rien qu’à leur poids, aucun doute ne pouvait subsister dans son esprit quant au contenu des bourses. Il y avait là plus d’or qu’il n’en avait vu dans sa vie. Après quelques instants, il se tourna vers ses hommes, aboya un ordre, et la petite troupe fit demi-tour.
— Vous avez gagné, Jeff ? s’enquit Howe en survenant aussitôt.
— Cette manche-là, du moins, répondit Thomas en regardant s’éloigner l’escouade. Aux quatre coins du monde, les flics sont tous pareils. Ça me rappelle un agent de la brigade ferroviaire que j’ai connu.
— Vous croyez qu’il partagera, comme vous le lui avez suggéré ?
— Ses hommes n’auront certainement pas une seule de ces pièces, mais il remettra sans doute une des bourses à son supérieur pour que celui-ci ne crache pas le morceau. Et, avant d’arriver au poste, il aura probablement trouvé un moyen de dissimuler la troisième part du butin. Je me demande seulement si cet officier est un politicien honnête.
— Hein ?
— Un politicien honnête est celui qui, une fois acheté, demeure acheté. Bon, allons nous préparer à recevoir nos clients.
Le soir même, les premiers services religieux furent célébrés. Ils étaient très simples, car Jeff en était encore à ses balbutiements en tant que prêtre. Ils s’en tinrent au bon vieux système des missions : on chante un cantique et on partage un repas. Mais, à ce repas, il y avait de la viande bien rouge et du pain bien blanc, comme les fidèles n’en avaient pas mangé depuis des mois.
7
“Allô ? Allô ? Jeff, vous êtes là ? Vous m’entendez ?
— Oui, je vous entends, major. Ne criez pas.
— J’aurais préféré que ces satanés appareils soient équipés comme des téléphones ordinaires. J’aime voir l’homme à qui je parle.
— Si c’étaient des téléphones ordinaires, nos petits copains asiatiques pourraient nous écouter. Pourquoi ne demandez-vous pas à Bob et au colonel d’ajouter un circuit de vision ? Je suis sûr qu’ils en sont capables.
— Bob l’a déjà fait, Jeff, mais Scheer a tellement de travail pour préparer des appareils pour l’installation des autels que je n’ose pas lui demander de s’en occuper en plus. Croyez-vous que vous pourriez recruter des assistants pour Scheer ? Un ou deux mécaniciens et un technicien radio ? La branche fabrication de notre entreprise prend une telle extension que Scheer ne va pas tarder à craquer à force d’être surmené. Chaque nuit, je suis obligé de lui donner l’ordre de se mettre au lit.
Thomas réfléchit.
— J’ai un homme qui pourrait peut-être convenir. Il était horloger.
— Un horloger ? Épatant !
— Je n’en sais trop rien. Il est un peu piqué. Toute sa famille a été massacrée. Un cas très triste, presque autant que celui de Frank Mitsui. Au fait, que devient Frank ? Est-ce qu’il va un peu mieux ?
— J’en ai l’impression. Évidemment, pas au fond de lui-même, mais il a l’air d’aimer son travail. Il s’occupe de la cuisine tout en vous remplaçant auprès de moi, en qualité de secrétaire.
— Saluez-le pour moi.
— Entendu. Maintenant, en ce qui concerne cet horloger… Vous n’avez pas besoin de vous montrer aussi prudent dans le recrutement du personnel destiné à la Citadelle que dans celui de nos agents de terrain, puisque ceux qui entrent à la Citadelle n’en ressortent plus.
— Je le sais, patron. Quand je vous ai envoyé Estelle Devens, je ne l’ai soumise à aucun test spécial. Bien entendu, je n’aurais pas pris sur moi de le faire si elle n’avait pas été sur le point d’être expédiée dans une maison close de l’autre côté du Pacifique.
— Vous avez très bien fait. Estelle a de grandes qualités. Elle aide Frank à la cuisine, elle coud les robes avec Graham, et Bob Wilkie l’instruit pour en faire une opératrice de para-radio…
Ardmore gloussa.
— Et la libido refait surface. J’ai l’impression qu’il en pince pour elle.
La voix de Thomas se fit grave :
— Qu’en pensez-vous, major ? Cela risque-t-il de tout mettre en péril ?
— Je ne pense pas. Bob est un gentleman et Estelle une fille extrêmement sérieuse. Si des nécessités d’ordre biologique commencent à les gêner dans leur travail, je n’aurai qu’à les marier en ma qualité de grand prêtre du prodigieux dieu Mota !