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— Mais, Jeff, il faut bien que les “prêtres” aient un bouclier : nous ne pouvons pas courir le risque qu’une de nos crosses tombe entre des mains ennemies. Sans compter que les bridés pourraient s’emparer d’un prêtre dépourvu de bouclier et le droguer avant qu’il ait pu se suicider.

— Je le sais bien ! Nous sommes obligés d’avoir ces boucliers, mais nous n’osons pas nous en servir. Là encore, il faut s’en sortir en baratinant. Troisième point délicat : l’auréole. Cette auréole a été une erreur, patron.

— Pourquoi donc ?

— Je vous accorde qu’elle impressionne les gens superstitieux, mais les gros pontes panasiates ne sont pas plus superstitieux que vous ou moi. Tenez, le gouverneur, par exemple. J’avais mon auréole quand je l’ai rencontré, et il n’a pas été impressionné. Ma chance a voulu qu’il n’y attache pas d’importance, la considérant sans doute comme un gadget destiné à en imposer aux fidèles de Mota. Mais, supposez que la chose l’intéresse et qu’il décide de découvrir comment je m’y prends ?

— Il vaudra peut-être mieux que nous n’ayons pas recours à l’auréole dans la prochaine ville où nous pénétrerons.

— Trop tard. Notre signalement officiel est désormais “les saints hommes à l’auréole”. Elle est, en quelque sorte, notre marque de fabrique.

— Ah bon ? Jeff, je trouve que vous avez fait un excellent travail pour assurer notre couverture.

— Il y a encore un autre risque. Une sorte de bombe à retardement, un poison lent.

— Et c’est ?

— L’argent. Nous avons trop d’argent. Cela finira par éveiller les soupçons.

— Mais il vous faut nécessairement de l’argent pour votre action.

— À qui le dites-vous ! C’est même la seule chose qui nous ait permis de nous en tirer jusqu’à présent. Ces gens-là se laissent encore plus facilement corrompre que les Américains, chef. Chez nous, la corruption est un manquement au devoir relativement mal vu ; chez eux, c’est une part essentielle de leur culture. Et c’est une bonne chose pour nous, car nous sommes traités avec la même considération que la poule aux œufs d’or.

— Alors, pourquoi dites-vous que c’est une bombe à retardement ? Quels risques l’argent vous fait-il courir ?

— Avez-vous oublié comment se termine la fameuse fable ? Un jour, un petit malin se demande d’où vient tout cet or et éventre la poule pour le découvrir. Pour l’instant, tous ceux qui bénéficient de nos libéralités sont bien décidés à fermer les yeux et à en profiter tant que ça dure. Je parie qu’aucun d’entre eux ne soufflera mot de ses gains, tant qu’il le pourra. Je doute que le gouverneur sache que nous semblons disposer de pièces d’or américaines en quantité illimitée, mais il finira immanquablement par l’apprendre, et c’est ce qui en fait une bombe à retardement. À moins qu’il puisse être acheté, lui aussi – d’une façon détournée, bien entendu –, il ordonnera une enquête très gênante pour nous, et nous risquons de tomber sur un fonctionnaire zélé, préférant connaître les faits plutôt que de tendre la main. Donc nous avons intérêt à être prêts à agir avant que ce moment n’arrive !

— Hmm… oui, sans doute. Bon, Jeff, faites de votre mieux et recrutez-nous quelques “prêtres” le plus rapidement possible. Si nous disposions de cent hommes de confiance, sachant aussi bien que vous s’y prendre avec les gens, nous pourrions fixer le jour J à un mois d’ici. Mais cela peut demander des années et, comme vous le dites, les événements pourraient nous dépasser avant que nous soyons prêts.

— Vous saisissez pourquoi ce recrutement m’est difficile ? Il ne suffit pas que ces hommes soient loyaux, il faut aussi qu’ils soient doués pour embobiner les gens. Moi, je me suis perfectionné dans cet art quand j’étais itinérant, mais Alec est trop honnête pour réussir dans cette voie. Cela dit, j’ai peut-être déjà une recrue. Un nommé Johnson.

— Ah ? Parlez-moi de lui.

— Il était agent immobilier, et il sait être convaincant. Bien entendu, les Panasiates l’ont réduit au chômage et il veut à tout prix éviter les camps de travail. Pour l’instant, j’essaye de le sonder.

— Bon, si vous pensez qu’il peut faire l’affaire, envoyez-le ici. Mais je pourrai peut-être l’examiner sur place…

— Comment ça ?

— Oui, en vous écoutant, Jeff, je réfléchissais. Je me rends compte que je ne suis pas suffisamment au fait de la situation sur le terrain. Il faut que je vienne voir les choses de mes propres yeux. Si je dois mener la danse, je dois la connaître à fond. Ce n’est pas en restant au fond de mon trou que j’y parviendrai. Je ne suis plus en contact avec la réalité.

— Je croyais que cette question était réglée depuis longtemps, patron.

— Que voulez-vous dire ?

— Allez-vous laisser Calhoun commander en votre absence ?

Durant plusieurs secondes, Ardmore resta silencieux, puis il dit :

— Allez au diable, Jeff !

— C’est-à-dire ?

— Oh, très bien ! N’en parlons plus !

— Ne vous fâchez pas, patron. J’ai simplement essayé de vous donner une vue d’ensemble de la situation. C’est pour ça que j’ai parlé aussi longtemps.

— Et je suis heureux que vous l’ayez fait. Je veux que vous répétiez tout cela, en donnant beaucoup plus de détails. Estelle va enregistrer tout ce que vous direz et nous en tirerons un manuel d’instruction à l’usage des futurs “prêtres”.

— D’accord, mais alors je vous rappellerai tout à l’heure. J’ai un office dans dix minutes.

— Alec ne peut-il même pas se charger du culte ?

— Bien sûr que si, et il s’en tire très bien. Il prêche même beaucoup mieux que moi. Mais c’est durant les offices que j’ai les meilleures possibilités de recrutement. J’étudie la foule et, ensuite, je parle individuellement à certaines personnes.

— O.K., bon, alors je coupe.

— Au revoir.

Une foule nombreuse assistait maintenant aux offices. Thomas ne nourrissait aucune illusion sur le pouvoir d’attraction du culte de Mota : au moment même des offices, on entassait, sur des tables disposées sur les côtés, les victuailles achetées avec le bel or de Scheer. Mais Alec jouait néanmoins son rôle avec beaucoup de talent. En l’écoutant prêcher, Jeff se disait que le vieux montagnard avait dû réussir à si bien concilier cet étrange nouveau métier avec sa conscience qu’il finissait par avoir le sentiment de prêcher pour son Dieu, symboliquement bien sûr, et selon des rites assez bizarres. En tout cas, sa voix trouvait des accents convaincants.

“S’il continue comme ça, songea Jeff, nous allons avoir des bigotes qui vont s’évanouir dans les rangées. Je devrais peut-être lui dire de mettre la pédale douce.”

Mais Alec parvint à l’hymne final sans incident fâcheux. La congrégation chanta avec ferveur, puis s’attroupa autour des tables. La musique sacrée avait posé un problème au début, jusqu’à ce que Jeff ait eu l’idée de faire chanter de nouvelles paroles sur les airs patriotiques américains les plus connus. Cela avait une double utilité : en écoutant attentivement, on entendait les anciennes paroles, les vraies, chantées par les plus intrépides “fidèles”.

Tandis que ses ouailles se restauraient, Jeff circulait le long des tables, caressant la tête des enfants, donnant sa bénédiction, et surtout écoutant. Au passage, un homme se leva et l’arrêta. C’était Johnson, l’ancien agent immobilier.

— Puis-je vous dire un mot, saint homme ?

— Qu’y a-t-il, mon fils ?

Johnson lui fit comprendre qu’il désirait lui parler en privé. Ils se retirèrent donc à l’écart de la foule, dans l’ombre de l’autel.