— Saint homme, je n’ose pas retourner chez moi ce soir.
— Et pourquoi donc, mon fils ?
— Je n’ai toujours pas pu faire valider ma carte de travail et mon délai de grâce expire aujourd’hui. Si je retourne chez moi, je suis bon pour les camps.
Jeff le regarda gravement :
— Vous savez que les serviteurs de Mota ne prêchent pas la résistance à l’autorité temporelle.
— Vous n’allez pas me laisser arrêter !
— Nous ne vous refusons pas asile, mon fils, et peut-être la situation n’est-elle pas aussi désespérée que vous le pensez. Si vous passez la nuit ici, rien ne dit que, demain, vous ne trouverez pas quelqu’un pour vous proposer du travail et faire valider votre carte.
— Alors, je peux rester ?
— Vous pouvez rester.
Thomas estima qu’après tout, Johnson pouvait rester au temple un moment. S’il remplissait les conditions, il pourrait être envoyé immédiatement à la Citadelle pour y subir le test final ; sinon, tout en continuant à ignorer la vérité, il pourrait être employé au temple qui avait sans cesse davantage besoin de personnel, surtout aux cuisines.
Quand la foule des fidèles fut partie, Jeff ferma la porte, puis inspecta lui-même l’édifice pour s’assurer que seuls demeuraient présents le personnel du temple et ceux à qui il avait été accordé asile pour la nuit. Ces derniers étaient au nombre d’une douzaine et Jeff observait certains d’entre eux pour en faire d’éventuelles recrues.
Quand il eut terminé son inspection et que le temple fut en ordre, Jeff emmena tout le monde, sauf Alec, dans les dortoirs du premier étage, puis verrouilla la porte qui donnait sur l’escalier. C’était une habitude qu’il avait prise. L’autel et sa merveilleuse installation étaient à l’abri des curieux, car il était protégé par un bouclier qu’actionnait un interrupteur installé au sous-sol, mais Jeff ne tenait pas à ce que quelqu’un essaye même de s’en approcher. Un bobard sur le “caractère sacré” du rez-de-chaussée suffisait à justifier la fermeture de la porte de communication.
Alec et Jeff descendirent au sous-sol, refermant sur eux une lourde porte blindée. Leur appartement était constitué par une vaste pièce comprenant la centrale d’énergie de l’autel, le communicateur reliant le temple à la Citadelle, et les deux lits que Peewee Jenkins leur avait procurés, le jour de leur arrivée à Denver. Alec se déshabilla, passa dans la salle de bains contiguë, puis se mit au lit. Jeff retira sa robe et son turban, mais pas sa fausse barbe, car il avait laissé pousser la vraie. Il enfila une salopette, alluma un cigare et appela la base.
Au cours des trois heures qui suivirent, accompagné par les ronflements d’Alec, Jeff dicta son rapport. Puis, lui aussi, se coucha.
Jeff s’éveilla avec un sentiment de malaise. Les lumières ne s’étaient pas allumées, donc ce n’était pas le réveil automatique qui l’avait arraché au sommeil. Il demeura un instant totalement immobile dans son lit, puis il étendit la main vers le plancher et récupéra sa crosse.
Il y avait quelqu’un dans la pièce, en plus d’Alec dont les ronflements continuaient à s’élever de l’autre lit. Jeff en était certain même si, pour l’instant, il n’arrivait à distinguer aucun son. À tâtons, précautionneusement, il brancha le bouclier de façon à protéger les deux lits, puis il alluma la lumière.
Johnson se tenait debout, devant le communicateur. Des lunettes d’un modèle compliqué recouvraient ses yeux et il tenait à la main un projecteur de lumière noire.
— Restez où vous êtes, dit Jeff calmement.
L’homme fit volte-face et remonta ses lunettes sur son front, clignant des yeux sous l’éclat soudain de la lumière. Un pistolet à vortex apparut brusquement dans son autre main :
— Pas de mouvements trop brusques, papy ! lança-t-il. Ce n’est pas un jouet que j’ai là.
— Alec ! appela Jeff, réveillez-vous !
Alec s’assit dans son lit, immédiatement lucide. Il regarda autour de lui et saisit promptement sa crosse.
— Je nous ai mis tous les deux sous bouclier, dit rapidement Jeff. Emparez-vous de lui, mais ne le tuez pas.
— Si vous bougez, je vous descends ! s’écria Johnson.
— Ne soyez pas ridicule, mon fils, dit Jeff. Le grand dieu Mota protège les siens. Posez cette arme.
Sans perdre de temps en paroles, Alec paramétra sa crosse. Cela lui prit un moment, car il n’avait abordé les rayons tracteurs et presseurs qu’à l’entraînement. Johnson le regarda, hésita, puis tira à bout portant.
Rien ne se produisit, le bouclier de Jeff ayant absorbé l’énergie provoquée par le tir.
Johnson parut abasourdi ; il le fut encore davantage et se frotta la main quand, un instant plus tard, Alec lui arracha son arme à l’aide d’un rayon tracteur.
— Maintenant, mon fils, dit Jeff, racontez-nous pourquoi vous avez jugé bon de profaner les mystères de Mota.
Johnson promena autour de lui un regard chargé d’appréhension, mais dit d’un ton de défi :
— Vous pouvez laisser tomber vos histoires à la sauce Mota. Je ne marche pas.
— Le Seigneur Mota ne se laisse pas insulter.
— Laissez tomber, je vous dis. Comment expliquez-vous ça ? fit Johnson en indiquant le communicateur.
— Le Seigneur Mota n’a pas besoin d’expliquer. Asseyez-vous, mon fils, et faites la paix avec lui.
— M’asseoir ? Mon œil ! Je fous le camp sans plus tarder et si vous ne voulez pas que les bridés envahissent votre temple, ne cherchez pas à m’arrêter. Je ne suis pas du genre à dénoncer des Blancs, sauf s’ils cherchent à me créer des ennuis.
— Vous voulez dire que vous êtes un simple voleur ?
— Faites attention à ce que vous dites. Vous jetez l’or par les fenêtres, alors c’est forcé qu’on s’intéresse à vous.
— Asseyez-vous.
— Je m’en vais.
— Immobilisez-le, Alec, dit Jeff comme l’homme se détournait pour s’enfuir. Mais ne lui faites pas de mal.
Cette dernière injonction ralentit l’action d’Alec, et Johnson était déjà à mi-hauteur de l’escalier quand un rayon tracteur lui tira les pieds en arrière et le fit tomber lourdement et se cogner la tête.
Sans hâte, Jeff se leva et enfila sa robe.
— Gardez votre crosse braquée sur lui, Alec, dit-il. Moi, je vais faire une reconnaissance.
Thomas ne fut absent que quelques minutes et quand il revint, Johnson dormait, étendu sur le lit d’Alec.
— Il n’y a pas beaucoup de dégâts, déclara Jeff. La porte d’en haut a simplement été crochetée. Comme personne n’était réveillé, je me suis contenté de la reverrouiller. Mais la serrure de la porte du bas devra être remplacée. Il a utilisé quelque chose qui l’a fait fondre. Cette porte devrait vraiment être équipée d’un bouclier ; il faut que j’en parle à Bob.
Il regarda Johnson :
— Toujours dans les pommes ?
— Pas vraiment, dit Alec. Il revenait à lui, mais je lui ai injecté du penthotal de sodium.
— Excellente idée ! Je veux le questionner.
— C’est bien ce que j’ai pensé.
— Il est anesthésié ?
— Non, il a juste eu une dose qui le rendra bavard.
Thomas saisit le lobe d’une des oreilles de Johnson et le pinça durement avec son ongle. L’homme remua à peine.
— Il est drôlement proche de l’anesthésie… L’effet du coup sur la tête, sans doute. Johnson, vous m’entendez ?
— Mmm… Oui.
Thomas interrogea patiemment l’homme pendant un long moment. Finalement, Alec l’interrompit :
— Jeff, faut-il écouter ça plus longtemps ? J’ai l’impression de regarder à l’intérieur d’une fosse septique.
— Moi aussi, ça me donne envie de vomir, mais il faut bien qu’on sache ce qu’il en est exactement.