Il fallait y remédier d’urgence.
Ardmore était suffisamment honnête envers lui-même pour reconnaître sa propre faiblesse, même s’il n’arrivait pas à en deviner les causes exactes. Il appela Thomas dans son bureau et lui fit part de son tourment, lui demandant en conclusion :
— Selon vous, que dois-je faire, Jeff ? La tâche excède-t-elle mes possibilités ? Devrais-je passer le commandement à quelqu’un d’autre ?
Thomas secoua lentement la tête :
— Non, je ne le pense pas, chef. Personne ne pourrait travailler plus que vous ne le faites. Il n’y a que vingt-quatre heures dans une journée. Sans compter que celui qui vous remplacerait aurait à faire face aux mêmes problèmes, sans avoir votre connaissance approfondie de la situation et les ressources de votre imagination pour saisir l’essence de ce que nous tentons d’accomplir.
— Il faut pourtant que je fasse quelque chose. Nous sommes sur le point d’aborder la seconde phase du plan, au cours de laquelle nous chercherons à démoraliser systématiquement les Panasiates. Lorsque nous atteindrons le point critique, il faudra que la congrégation de chaque temple soit prête à agir en tant qu’unité tactique. Cela signifie qu’au lieu de voir mon travail diminuer, je vais en avoir encore davantage, et je ne suis pas en état d’y faire face. Sapristi, Thomas, pourquoi personne n’a-t-il jamais eu l’idée de concevoir une science de l’organisation structurelle, qui permettrait de mener une grande entreprise à bien, sans que l’homme qui la dirige y perde la raison ! Au cours des deux derniers siècles, ces satanés savants n’ont cessé d’utiliser leurs laboratoires pour inventer des quantités de machins qui nécessitent une grande structure pour être utilisés… Mais jamais personne ne s’est inquiété de la façon dont pouvaient fonctionner ces grandes structures !
Ardmore frotta une allumette d’un geste rageur.
— Ce n’est pas rationnel !
— Attendez, chef, attendez !
Le front de Thomas se plissa sous l’effort qu’il faisait pour se remémorer quelque chose :
— Cela a peut-être été fait… Je me souviens vaguement d’un article que j’avais lu… Un article où l’on disait que Napoléon avait été le dernier des généraux…
— Hein ?
— Attendez, il y a un rapport. Selon l’auteur, Napoléon avait été le dernier des grands généraux à opérer un commandement direct, parce que cela devenait trop lourd pour un seul homme. Quelques années plus tard, les Allemands inventèrent le principe de l’état-major moderne et d’après le type de l’article, ce fut la fin des généraux en tant que tels. Il estimait que Napoléon n’aurait pas eu la moindre chance face à une armée commandée par un état-major général. C’est sans doute un état-major qu’il vous faut.
— Mais, bon sang, j’en ai un ! Une douzaine de secrétaires et deux fois autant de messagers, de clercs… À chaque pas, je trébuche sur l’un d’entre eux !
— Je ne pense pas que ce soit à un état-major de ce genre que l’auteur faisait allusion, car Napoléon devait certainement en avoir un.
— Mais alors, de quoi voulait-il parler ?
— Je ne sais pas exactement, mais apparemment c’était une notion de base dans l’organisation militaire moderne. Vous n’avez pas fait l’école supérieure de guerre ?
— Vous savez très bien que non.
C’était exact. Presque dès le début de leur association, Thomas avait deviné qu’Ardmore était un profane, improvisant au fur et à mesure des besoins. Ardmore n’ignorait pas que Thomas savait, mais aucun des deux hommes n’en avait soufflé mot.
— Eh bien, dit Jeff, peut-être qu’un diplômé de l’école supérieure de guerre pourrait nous donner des indications utiles concernant l’organisation structurelle.
— C’est mal parti. Ces hommes-là sont morts au combat ou bien ont été liquidés après la défaite. S’il y en a qui ont survécu, ils font profil bas et cherchent par tous les moyens à dissimuler leur identité, ce qu’on aurait du mal à leur reprocher.
— En effet. Eh bien, n’en parlons plus… Mon idée ne devait pas être si bonne, après tout.
— Ne vous hâtez pas de conclure. C’était une bonne idée. Écoutez, l’armée n’est pas la seule grande organisation existante. Prenez des grands groupes comme la Standard Oil, l’US Steel ou la General Motors. Ils doivent fonctionner d’après les mêmes principes.
— Peut-être, tout au moins pour certaines d’entre elles… Encore que leurs cadres craquent souvent très jeunes. Il me semble, en revanche, que pour tuer un général, il faudrait s’y prendre à la hache.
— On devrait tout de même pouvoir apprendre quelque chose d’utile par ce canal. Pourriez-vous me trouver quelques cadres supérieurs ?
Quinze minutes plus tard, un sélectionneur automatique parcourait les rangées de cartes perforées correspondant à chaque membre de l’organisation. On découvrit ainsi que plusieurs hommes ayant une expérience du grand patronat étaient en ce moment même dans la Citadelle, employés à des travaux administratifs de plus ou moins grande importance. On les convoqua, et on envoya des dépêches ordonnant à une douzaine d’autres individus de venir en “pèlerinage” au Temple suprême.
Le premier expert ainsi trouvé se révéla peu convaincant. C’était un homme très tendu, qui avait dirigé son entreprise selon les principes de la supervision unique, qui se rapprochait beaucoup de ce qu’Ardmore avait fait jusque là. Ses suggestions concernaient surtout la logistique basique et quotidienne, plutôt qu’une réelle évolution structurelle. Mais on finit par localiser plusieurs hommes plus calmes et posés, qui connaissaient, à la fois d’instinct et d’expérience, les principes généraux d’administration d’une grande structure.
L’un d’eux, ancien directeur général d’une grande firme de télécommunication, se trouva avoir étudié, par goût, les méthodes d’organisation militaire modernes. Ardmore en fit son chef d’état-major et, avec son aide, il sélectionna plusieurs autres hommes : Roebuck, l’ancien directeur des ressources humaines des grands magasins Sears, puis un homme qui avait été sous-secrétaire d’État permanent au ministère des Travaux publics sur la côte Est, et un ancien directeur général d’une compagnie d’assurances. D’autres hommes vinrent s’ajouter à mesure que cette méthode se développait.
Ce nouveau système se révéla excellent à l’usage. Ardmore eut, tout d’abord, du mal à s’y habituer, car il avait toujours mené sa barque seul, et qu’il se trouvait désorienté de se voir dissocié ainsi en plusieurs alter ego, qui étaient tous tenants de sa propre autorité, et qui signaient en son nom, “par procuration”. Mais, à la longue, il se rendit compte que ces hommes, en appliquant ses directives, arrivaient aux mêmes décisions que lui sans qu’il ait à intervenir. Et, ceux qui n’y parvenaient pas, il s’en débarrassa, sur les conseils de son chef d’état-major. Mais c’était étrange d’avoir suffisamment de temps pour regarder d’autres hommes faire son propre travail, selon ses propres méthodes, grâce au principe, si simple mais si efficace, de l’état-major général.
Ardmore était enfin libre de se consacrer au perfectionnement de son plan ou de s’occuper avec une extrême attention des cas d’espèce pour lesquels son état-major recourait à son expérience afin de créer de nouvelles procédures. Et il dormait en paix, sachant qu’un ou plusieurs de ses “autres cerveaux” continuaient à fonctionner et à veiller au grain. Il savait maintenant que, même s’il venait à être tué, son cerveau ainsi multiplié continuerait à mener à bien la mission.