Ce serait une erreur de croire que les autorités panasiates avaient regardé, avec une totale satisfaction, croître et s’étendre cette nouvelle religion, mais, au stade critique de son premier essor, elles ne s’étaient tout simplement pas rendues compte qu’elle pouvait être dangereuse. On n’avait pas pris garde à la mésaventure du défunt lieutenant qui avait été le premier à découvrir le culte de Mota, car on n’avait pas cru aux faits contenus dans son rapport.
Ayant, une fois pour toutes, établi leur droit de voyager et d’exercer leur culte, Ardmore et Thomas exhortèrent leurs missionnaires à faire preuve de tact et d’humilité envers les autorités locales, et à établir avec elles des relations amicales. L’or des prêtres de Mota était accueilli avec joie par les Panasiates qui avaient tant de peine à tirer des dividendes de ce pays affaibli et récalcitrant. De ce fait, ils étaient enclins à se montrer plus indulgents à l’égard de ces religieux qu’ils ne l’auraient été autrement. Ils estimaient, rationnellement, qu’un esclave aidant à équilibrer le budget était, par définition, un bon esclave. Ordre fut donné, au départ, d’encourager les prêtres de Mota, puisqu’ils concouraient au relèvement du pays.
Certes, quelques policiers panasiates et un ou deux fonctionnaires subalternes eurent des mésaventures très déconcertantes à l’occasion de leurs rapports avec les prêtres de Mota, mais comme ceux qui étaient victimes de ces incidents savaient qu’ils perdraient automatiquement la face en les révélant, ils préféraient de loin ne pas en parler.
Il fallut donc un certain temps et une accumulation de preuves indiscutables pour que les hautes autorités panasiates soient persuadées que tous les prêtres de Mota, sans exception, avaient certaines particularités gênantes, voire intolérables. On ne pouvait pas les toucher, ni même les approcher ; c’était comme s’ils étaient environnés par une pellicule de verre invisible, impalpable et incassable, sur laquelle les pistolets à vortex demeuraient sans effet. Ces prêtres se laissaient arrêter sans difficulté, mais pour quelque raison étrange, ils ne restaient jamais en prison. Enfin, ce qui était pire que tout, il était désormais clair que jamais, en aucune circonstance, un temple de Mota n’avait pu être inspecté par un Panasiate.
Cet état de fait ne pouvait être toléré.
9
Cet état de fait ne fut pas toléré. Le prince royal lui-même ordonna l’arrestation d’Ardmore.
Mais la chose fut faite de façon plus subtile que cela. On fit savoir au Temple suprême que le Petit-Fils du Ciel désirait voir le grand prêtre du Seigneur Mota se rendre auprès de lui. Le message atteignit Ardmore dans son bureau de la Citadelle et lui fut remis par son chef d’état-major, Kendig, qui, pour la première fois depuis leur association, montrait des signes d’agitation.
— Chef, dit-il d’une voix haletante, un croiseur aérien vient d’atterrir devant le temple et son commandant dit qu’il a ordre de vous ramener avec lui !
Ardmore posa les papiers qu’il était en train d’étudier :
— Hmm, dit-il, ça y est, l’heure est apparemment à l’action brutale. C’est un peu plus tôt que je ne l’espérais.
— Qu’allez-vous faire ? s’enquit Kendig, voyant Ardmore froncer les sourcils.
— Vous connaissez mes méthodes. Que vais-je faire, selon vous ?
— Je pense que vous allez probablement suivre cet homme, et c’est ce qui me tracasse. Je préférerais que vous n’en fassiez rien.
— Mais que puis-je faire d’autre ? Nous ne sommes pas encore prêts pour l’action directe, et un refus ne collerait pas avec mon personnage de prêtre de Mota. Ordonnance !
— Oui, major !
— Faites venir mon aide de camp, avec mes robes de cérémonie et tout mon attirail. Puis, présentez mes compliments au capitaine Thomas et dites-lui de me rejoindre ici immédiatement.
— Oui, major, dit l’ordonnance qui s’activait près du visiophone.
Tandis que son aide de camp l’aidait à s’habiller, Ardmore s’entretint avec Kendig et Thomas.
— Jeff, je remets tout ce bazar entre vos mains.
— Hein ?
— S’il arrive quelque chose qui me fasse perdre contact avec le quartier général, vous serez commandant en chef. Vous trouverez votre affectation, signée et scellée, dans mon bureau.
— Mais, chef…
— Il n’y a pas de “Mais, chef” qui tienne. J’ai pris cette décision depuis longtemps. Kendig est au courant, et le reste de l’état-major aussi. D’ailleurs, vous en feriez partie depuis le début si je n’avais pas eu besoin de vous comme chef du Renseignement.
Ardmore se regarda dans un miroir et brossa sa barbe blonde et frisée. Tous ceux qui devaient paraître en public comme prêtres avaient laissé pousser leur barbe. Le but était double : d’une part, cela tendait à donner aux Panasiates, relativement imberbes, un sentiment d’infériorité et, d’autre part, cela provoquait chez eux une vague et indéfinissable répugnance.
— Vous avez peut-être remarqué qu’aucun des officiers en chef n’a reçu de grade plus élevé que le vôtre. C’est parce que j’avais cette éventualité en tête.
— Que faites-vous de Calhoun ?
— Ah oui… Calhoun. Votre nouvelle affectation vous donne automatiquement autorité sur lui, bien sûr, mais je crains que cela ne vous aide pas beaucoup dans vos relations avec lui. Il vous faudra certainement user de diplomatie. Il vous restera toujours la possibilité d’arguer de la force majeure, mais allez-y doucement. Je sais, d’ailleurs, que je n’ai même pas besoin de vous le recommander.
Un messager, vêtu comme un diacre, entra vivement et salua :
— Major, l’officier de quart du temple vous fait savoir que le commandant panasiate commence à s’impatienter.
— Parfait. C’est ce que je désire. Les notes subsoniques sont-elles activées ?
— Oui, major. Cela nous rend tous très nerveux.
— Vous pouvez le supporter : vous savez d’où vient cette nervosité. Dites à l’officier de quart de veiller à ce que le préposé varie continuellement l’intensité des notes subsoniques, de façon irrégulière, avec quelques pointes au maximum. Je veux que ces Panasiates soient bons à enfermer lorsque j’arriverai.
— Bien, major. Doit-on dire quelque chose au commandant de bord ?
— Pas directement. L’officier de quart l’informera simplement que je suis à mes dévotions et que je ne peux être dérangé.
— Très bien, major !
Le messager fit demi-tour et partit au pas. Il était ravi et se promettait bien de rester à proximité pour voir la tête que ferait ce putois quand il entendrait ça !
— Je suis heureux que l’équipement des turbans ait pu être amélioré à temps, remarqua Ardmore tandis que son aide de camp le coiffait du sien.
À l’origine, les turbans n’avaient été conçus que dans le but de dissimuler le mécanisme émettant l’auréole flottant au-dessus de la tête des prêtres de Mota. L’ensemble les faisait mesurer environ deux mètres, ce qui ne pouvait manquer de provoquer un complexe d’infériorité chez les Panasiates. Mais Scheer avait eu l’idée de profiter du turban pour y dissimuler également un émetteur-récepteur à ondes courtes. Tel était désormais l’équipement standard.
Ardmore, de ses propres mains, ajusta le turban, s’assurant que le récepteur à conduction osseuse appuyait bien sur son apophyse mastoïde, puis il dit à voix presque basse, ne s’adressant apparemment à personne :
— Commandant en chef… Essai.
À l’intérieur même de sa tête, semblait-il, une voix, étouffée, mais parfaitement distincte, répondit :
— Officier de communication… Essai concluant.