C’était vrai ; personne ne s’attendait à ce qu’un dieu descende de son piédestal pour intervenir directement dans les affaires de ses fidèles.
— Et qu’est-ce que ce dieu Mota a fait, si tant est qu’il a fait quoi que ce soit ? Quelqu’un l’a-t-il vu ?
— Non, Altesse Sérénissime, mais…
— Alors qu’a-t-il fait ?
— C’est difficile à dire. Il nous est impossible d’entrer dans leurs temples…
— N’ai-je pas donné ordre de ne pas perturber les esclaves pendant leur culte ? s’enquit le prince avec une dangereuse douceur.
— C’est exact, Altesse Sérénissime, parfaitement exact, se hâta-t-on de lui assurer, et vos ordres ont été exécutés. Mais votre police secrète n’a pas non plus réussi à pénétrer dans ces temples afin de pouvoir vous faire un rapport, même lorsqu’ils étaient très habilement déguisés.
— Vraiment ? Ils ont peut-être été maladroits. Qu’est-ce qui les a empêchés d’entrer ?
— C’est bien là l’ennui, Altesse Sérénissime, dit le conseiller en secouant la tête. Aucun d’eux n’arrive à se rappeler ce qui s’est passé.
— Qu’est-ce que vous dites là ? Mais c’est ridicule ! Que l’on m’amène un de ces agents et je l’interrogerai.
Le conseiller eut un geste expressif :
— Je suis désolé, sire, mais…
— Ah oui, oui, bien sûr… Qu’ils reposent en paix.
Il lissa le plastron de soie brodée qui couvrait son torse. Tandis qu’il réfléchissait, son regard rencontra un jeu d’échecs, aux curieuses pièces finement sculptées, qui était posé sur une table, à portée de sa main. Machinalement, le prince avança un pion. Non, ça n’était pas la solution. Les Blancs allaient avancer, et ensuite, faire échec et mat en quatre coups, alors qu’il lui en fallait cinq.
— Il serait peut-être bon de taxer ces gens-là, dit le prince en se retournant vers son conseiller.
— Nous avons déjà essayé…
— Sans ma permission ?
Jamais la voix du prince n’avait été plus douce. La sueur se mit à ruisseler sur le visage de son interlocuteur.
— Si cela se révélait être une erreur, Altesse Sérénissime, nous tenions à ce que l’erreur fût nôtre.
— Vous me croyez capable d’une erreur ?
Le prince était l’auteur du Règlement d’administration des races sujettes, rédigé pendant qu’il était jeune gouverneur de province en Inde.
— Très bien, passons. Vous les avez donc taxés, et lourdement, je présume. Quel a été le résultat ?
— Ils ont payé, sire.
— Triplez l’imposition.
— Je suis sûr qu’ils paieraient encore, car…
— Décuplez-la ! Élevez-en le montant jusqu’à ce qu’ils ne puissent plus payer.
— Mais, Altesse Sérénissime, c’est bien là le problème. L’or avec lequel ils paient est chimiquement pur. Nos docteurs en matières séculières disent que cet or a été fabriqué, obtenu par transmutation. Il n’y a donc aucune limite à ce qu’ils peuvent payer. En fait, notre opinion, toujours sujette aux amendements de la Sagesse supérieure, se hâta d’ajouter l’homme en s’inclinant, est qu’il s’agit là, non point d’une religion, mais de l’action d’une force scientifique d’un type nouveau !
— Insinueriez-vous que ces barbares ont poussé les progrès scientifiques plus loin que la Race Élue ?
— Je vous en prie, Altesse Sérénissime, il est incontestable que ces gens-là ont découvert quelque chose, et que ce quelque chose démoralise votre peuple. La fréquence des suicides d’honneur s’est accrue de façon extrêmement alarmante, et nous recevons bien trop de demandes d’autorisation de retour dans notre pays natal.
— Vous avez su, sans nul doute, décourager de telles requêtes ?
— Oui, Altesse Sérénissime, mais cela n’a fait qu’engendrer un plus grand nombre de suicides d’honneur parmi les gens ayant été en contact avec les prêtres de Mota. J’ai peine à le dire, mais il semble que le fait d’entrer en relation avec ces gens-là suffise à déprimer vos sujets.
— Hmm, voyons… Je crois que je vais voir ce grand prêtre de Mota.
— Quand Votre Altesse Sérénissime désire-t-elle le voir ?
— Je vous le ferai savoir. En attendant, qu’il soit dit que mes savants docteurs, à condition, bien sûr, qu’ils n’aient pas déjà vécu un trop grand nombre d’années pour être utiles à quoi que ce soit, sauront faire les mêmes découvertes que les barbares et trouver un moyen d’en annihiler les effets.
— Son Altesse Sérénissime a parlé.
Le prince royal observa avec un vif intérêt Ardmore s’approcher de lui. Cet homme marchait sans crainte, et le prince était bien forcé de reconnaître qu’il émanait de lui une dignité inhabituelle chez les barbares. L’entrevue serait intéressante. Qu’était ce cercle lumineux au-dessus de sa tête ? Amusant, comme truc.
Ardmore s’immobilisa devant le prince, leva la main et le bénit avant de dire :
— Vous m’avez demandé de vous rendre visite, maître.
— En effet.
Cet homme ignorait-il qu’il devait s’agenouiller ? Ardmore regarda autour de lui :
— Le maître veut-il bien dire à ses serviteurs d’aller me chercher un siège ?
Vraiment, cet homme était réjouissant. Quel dommage qu’il doive mourir… Ou serait-il possible de le garder au palais comme distraction ? Bien entendu, cela sous-entendrait la mise à mort de tous ceux qui avaient été témoins de cette scène… et d’autres encore, sans doute, si l’homme continuait ses amusantes extravagances. Le prince renonça à cette idée, non pas à cause du coût initial, mais de celui de l’entretien.
Le prince éleva la main, et deux laquais, scandalisés, se hâtèrent d’apporter un tabouret. Ardmore s’assit et son regard se posa sur l’échiquier du prince. Le Panasiate suivit son regard et s’enquit :
— Jouez-vous au Jeu de la Guerre ?
— Un peu, maître.
— Comment résoudriez-vous ce problème ?
Ardmore se leva et vint étudier l’échiquier durant quelques instants, tandis que l’Oriental l’observait. Les courtisans attendaient, aussi silencieux que les pièces d’échecs.
— Je bougerais ce pion, comme ceci, dit enfin Ardmore.
— De cette façon ? Mais c’est là une attaque très peu orthodoxe.
— Elle n’en est pas moins nécessaire. Après cela, on fait mat en trois coups. Mais, bien entendu, le maître s’en rend compte aussi bien que moi.
— Oui, oui, bien sûr. Mais je ne vous ai pas envoyé chercher pour jouer aux échecs, ajouta le prince en se détournant de l’échiquier. Il nous faut parler d’autre chose. J’ai appris avec tristesse que des plaintes avaient été formulées à propos de vos fidèles.
— La tristesse du maître est mienne. Le serviteur peut-il demander quels errements ont commis ses enfants ?
Mais le prince étudiait de nouveau l’échiquier. Il leva un doigt et un laquais s’agenouilla aussitôt devant lui, en lui présentant un nécessaire à écrire. Le prince trempa un pinceau dans l’encre et traça rapidement un groupe d’idéogrammes, puis scella la lettre avec son anneau. Le laquais se retira en saluant sans relâche, et un messager emporta aussitôt la dépêche.
— Nous disions ? Ah, oui, il m’a été rapporté que vos gens manquent de grâce et se conduisent de façon inconvenante envers ceux de la Race Élue.
— Le maître consentira-t-il à venir en aide à un humble prêtre en lui disant lesquels de ses enfants sont coupables de tels manquements, et quel type de fautes ils ont commis, afin de pouvoir les corriger en conséquence ?