Le prince trouva la requête embarrassante. D’une façon ou d’une autre, cette créature primitive avait réussi à le mettre sur la défensive. Le prince n’était pas habitué à ce qu’on lui demande des détails ; c’était irrespectueux. En outre, le Panasiate ne savait que répondre. La conduite des prêtres de Mota était impeccable, irréprochable, et cela en tous points.
Cependant la cour était là, attendant la riposte à ce grossier manque de respect. Quelle était cette ancienne citation, déjà ? “…Confucius confondu par la question d’un sot !”
— Il n’est pas convenable que le serviteur interroge le maître. En ce moment, vous péchez de la même façon que vos ouailles.
— Je vous demande pardon, maître. Si l’esclave ne doit pas poser de questions, n’est-il pas écrit qu’il est en droit d’implorer aide et pitié ? Nous ne sommes que d’humbles serviteurs et ne possédons pas la sagesse du Soleil et de la Lune. N’êtes-vous pas notre père et notre mère ? Ne consentirez-vous pas, du haut de votre splendeur, à nous instruire ?
Le prince réfréna son envie de se mordre la lèvre. Comment une telle chose avait-elle pu se produire ? En jouant sur les mots, ce barbare avait réussi à le mettre de nouveau dans son tort. Il était dangereux de lui laisser ouvrir la bouche ! Néanmoins, il fallait faire face à la situation ; quand un esclave implore la pitié, l’honneur commande qu’on lui réponde.
— Nous consentons à vous instruire sur un point particulier : apprenez bien la leçon et les autres préceptes de la sagesse vous apparaîtront d’eux-mêmes.
Le prince marqua un temps, choisissant ses mots avant de poursuivre :
— La façon dont vous, et les prêtres se trouvant sous vos ordres, saluez les membres de la Race Élue, est inconvenante. Cet affront corrompt le caractère de ceux qui en sont témoins.
— Dois-je comprendre que la Race Élue dédaigne la bénédiction du Seigneur Mota ?
De nouveau, cet Homme avait retourné la situation ! Il était de bonne politique pour les occupants de ne pas contester l’authenticité des dieux des vaincus.
— La bénédiction n’est pas refusée. Mais l’accueil doit être celui d’un serviteur pour son maître.
Ardmore eut soudainement conscience qu’on l’appelait de façon urgente. La voix de Thomas retentissait dans sa tête :
— Chef, chef ! M’entendez-vous ? Il y a un détachement de police devant chaque temple, ordonnant aux prêtres de se rendre… Des rapports nous parviennent de tous les coins du pays.
— Le Seigneur Mota vous entend.
Ceci s’adressait au prince ; Jeff comprendrait-il également ?
— Alors, veillez à ce que ses fidèles comprennent.
Le prince avait répondu trop rapidement pour qu’Ardmore imagine une autre phrase à double sens par laquelle il aurait pu également parler à Thomas. Toutefois, il était maintenant averti d’une chose que le prince ignorait qu’il savait. Mais comment l’utiliser…
— Comment pourrai-je instruire mes prêtres, puisque, en ce moment même, vous êtes en train de les faire arrêter ?
D’humble, l’attitude d’Ardmore s’était soudainement faite accusatrice.
Le visage du prince demeura impassible. Seul son regard trahissait la surprise. Cet homme avait-il deviné la nature de la dépêche ?
— Vous déraisonnez.
— Aucunement ! Au moment même où vous me dictiez l’attitude que je devais recommander à mes prêtres, vos soldats frappaient aux portes de tous les temples de Mota. Attendez ! Voici le message que vous envoie le Seigneur Mota : ses prêtres n’ont pas à craindre le pouvoir des hommes. Vous n’avez pas réussi à les arrêter et vous n’y parviendriez jamais, si le Seigneur Mota ne leur ordonnait de se rendre. Dans trente minutes, après que les prêtres auront purifié leur âme et se seront fortifiés en vue de l’épreuve, ils se rendront eux-mêmes à la police, sur le seuil de leurs temples. Jusqu’alors, malheur au soldat qui tentera de profaner la maison de Mota !
— Bravo, chef, bien envoyé ! Vous ordonnez aux prêtres de chaque temple de résister encore pendant trente minutes, puis de se rendre, c’est bien ça ? Et, à ce moment-là, ils devront avoir sur eux tout l’équipement nécessaire, crosse, communicateur, etc. Confirmez votre accord, si possible.
— Au petit poil, Jeff.
Il lui fallait risquer cela. Ces quatre mots seraient sans signification aux oreilles du prince, mais Jeff comprendrait.
— O.K., chef. Je ne sais pas quel est votre but, mais nous sommes à mille pour cent avec vous !
Le visage du prince était figé comme un masque :
— Emmenez-le.
Pendant un long moment, après le départ d’Ardmore, Son Altesse Sérénissime demeura à contempler l’échiquier en se tripotant la lèvre inférieure.
Ardmore fut conduit dans une cellule souterraine aux murs de métal et à la porte hérissée de verrous massifs. En outre, à peine le major eut-il été enfermé là, qu’il entendit une sorte de sifflement et vit un point, au bord de la porte, devenir rouge cerise. Une soudure ! Les Panasiates voulaient manifestement être certains qu’aucune faiblesse humaine potentielle de la part des gardiens ne pourrait permettre au prisonnier de s’échapper. Ardmore appela la Citadelle.
— Seigneur Mota, écoute ton serviteur !
— Oui, chef.
— Les heures se suivent et se ressemblent.
— Compris, chef. Vous ne pouvez toujours pas parler sans être entendu. Causez en argot, et je pigerai !
— Bibi veut jacter avec tous les aminches.
— Vous voulez le circuit A ?
— Dans le mille, Émile.
Il y eut une brève pause, puis Thomas annonça :
— O.K., chef, vous l’avez. Je vais rester dans le circuit pour faire l’interprète, mais ça ne sera sans doute pas nécessaire ; les gars se sont exercés à ce genre de double langage. Allez-y, vous avez encore cinq minutes avant l’heure que vous leur avez fixée pour se rendre.
N’importe quel langage chiffré peut être percé à jour, n’importe quel code court le risque d’être divulgué. Mais la connaissance académique d’une langue, aussi parfaite soit-elle, ne permet pas de comprendre son argot, ses allusions familières, ses sous-entendus, ses hyperboles et ses inversions sémantiques. Ardmore était certain que selon toute logique, les Panasiates avaient dissimulé un micro dans sa cellule. Eh bien, puisqu’ils allaient forcément écouter sa part de la conversation, qu’ils n’en soient que plus confus et déroutés : ils ne sauraient pas s’il s’entretenait avec son dieu en employant un charabia rituel ou s’il avait soudainement perdu l’esprit.
— Bon, les minots, le petit chaperon rouge peut aller voir grand-mère. Tout sera au poil si les bambins gardent leurs pétards tout neufs avec eux. Mais attention, c’est eux qui vont pétarader, pas vous. Si vous faites pas les caves, les amateurs de baguettes seront tout chambardés, ça leur en coupera une. Faut la jouer balai dans le cul.
— Reprenez-moi si je fais erreur. Vous voulez que les prêtres se rendent, avec un calme olympien et un sang-froid à toute épreuve, pour que leur indifférence déconcerte les Panasiates. Je crois aussi comprendre que vous voulez qu’ils soient tous armés de leurs crosses, mais qu’ils ne s’en servent pas avant que vous leur en donniez l’ordre. C’est bien ça ?
— Tout juste, Auguste !
— Et que faire après ?
— Y a pas le feu.
— Comment… Ah ! oui, vous nous le direz plus tard. Bon, chef, c’est l’heure !
— Un peu, mon neveu.
Ardmore attendit suffisamment de temps pour être à peu près sûr que tous les Panasiates, sauf ceux directement préposés à la garde des prisonniers, étaient endormis, ou du moins dans leurs quartiers. Ce qu’il se proposait de faire n’aurait son plein effet que si personne ne savait au juste ce qui s’était passé. Pour cette raison, mieux valait attendre la nuit.