— Ne serait-ce pas aussi bien de laisser tous ces gens dans leur état actuel ?
— Vous discutez trop. Cela fait partie du plan de désorganisation : le prince doit rester vivant, à la tête du gouvernement, mais doit être privé de ses collaborateurs habituels. Cela paralysera beaucoup plus l’action des Panasiates que si nous avions simplement tué le prince, car le commandement aurait immédiatement été transmis à son bras droit. Vous le savez parfaitement. Faites votre travail.
Ayant activé le rayon mortel de leurs crosses à la puissance maximum, les deux hommes le projetèrent sur les murs, le plafond, le sol, provoquant la mort des Panasiates à des centaines de mètres à la ronde, à travers roc, métal, plâtre et bois. Pâle jusqu’aux lèvres, Wilkie exécutait l’ordre qui lui avait été donné.
Cinq minutes plus tard, les deux hommes fendaient de nouveau la stratosphère, rentrant chez eux, à la Citadelle.
Onze autres véhicules se hâtaient dans la nuit. À Cincinnati, à Chicago, à Dallas et dans d’autres grandes villes aux quatre coins du pays, ils atterrissaient dans les ténèbres, annihilaient toute opposition et déposaient des escouades d’hommes résolus. Enjambant les corps des gardes inconscients, ces hommes allaient s’emparer de gouverneurs de province, de chefs militaires ou d’autres autorités de l’endroit. Ils déposaient chaque kidnappé oriental inconscient sur le toit du temple local de Mota. Là, un prêtre portant barbe et robe s’en saisissait et le faisait descendre à l’intérieur du sanctuaire à l’aide des rayons de sa crosse.
Le véhicule repartait alors vers une autre ville pour recommencer l’opération, encore et encore, jusqu’à la fin de la nuit.
11
À peine de retour à la Citadelle, Ardmore fut accosté par Calhoun.
— Major Ardmore, dit le savant en s’éclaircissant la gorge, j’ai attendu votre retour afin de discuter avec vous d’une importante question.
Cet homme, pensa Ardmore, choisissait vraiment des heures impossibles pour ses entretiens.
— Oui ? fit-il.
— Vous vous attendez, je crois, à ce que les événements se précipitent ?
— Les choses commencent à se préciser, en effet.
— Je présume même que la fin de la partie est toute proche. Je n’ai pu obtenir de votre fameux Thomas aucun des détails que je désirais connaître. Il n’est pas très coopératif. Je ne vois vraiment pas pourquoi vous l’avez subitement investi de vos pouvoirs en votre absence. Mais là n’est pas la question, fit Calhoun avec un geste de mansuétude. Voici ce que je voulais vous demander : avez-vous réfléchi à la forme de gouvernement qui fera suite au départ de l’envahisseur asiatique ?
Où diable ce bonhomme voulait-il en venir ?
— Pas spécialement, non. Pourquoi m’en inquiéterais-je ? Bien sûr, je suppose que, durant quelque temps, une sorte de gouvernement militaire devra assurer l’intérim, pendant que nous rechercherons les anciens hauts fonctionnaires qui ont survécu. Nous les réintégrerons à leurs postes pour qu’ils organisent des élections nationales. Mais je ne pense pas que cela sera très compliqué, car nous aurons les prêtres locaux pour nous aider.
Calhoun haussa les sourcils :
— Dois-je réellement comprendre, mon cher, que vous envisagez sérieusement un retour à des méthodes aussi démodées et inefficaces que les élections et autres fadaises ?
Ardmore le regarda fixement :
— Que suggérez-vous d’autre ?
— Ce qui s’impose, de toute évidence. Nous avons une occasion unique de rompre avec les stupidités du passé et d’y substituer un gouvernement véritablement rationnel, à la tête duquel serait placé un homme choisi pour son intelligence et ses aptitudes scientifiques, plutôt que pour sa démagogie et son populisme.
— Un dictateur, quoi. Et où trouverais-je un tel homme ?
La voix d’Ardmore était d’une douceur désarmante, presque inquiétante.
Calhoun ne dit rien, mais il eut un petit geste suffisant, empreint de fausse modestie, qui signifiait clairement à Ardmore qu’il n’aurait pas à chercher bien loin pour trouver l’homme qu’il lui fallait.
Ardmore fit mine de ne pas comprendre que Calhoun était tout disposé à se mettre au service de la nation. Il dit, d’une voix où il n’y avait plus aucune douceur :
— Peu importe. Colonel Calhoun, il m’est désagréable d’avoir à vous rappeler quel est votre devoir, mais n’oubliez pas que vous et moi sommes des militaires. Ce n’est pas l’affaire des militaires de se mêler de politique. Vous et moi sommes investis de nos pouvoirs par une constitution, et nous n’avons d’obligations qu’envers elle. Si le peuple des États-Unis désire rationaliser son gouvernement, il nous le fera savoir. Entre-temps, vous avez vos devoirs militaires à remplir et moi de même. Vous pouvez disposer.
Calhoun parut sur le point de se lancer dans un discours, mais Ardmore l’interrompit net :
— Ça suffit. Exécution !
Le colonel fit un demi-tour brutal et quitta la pièce.
Ardmore appela son chef du Renseignement auprès de lui :
— Thomas, lui dit-il, je veux qu’on surveille, discrètement, mais de très près, les faits et gestes du colonel Calhoun.
— Bien, major.
— Le dernier véhicule vient de regagner la base, major.
— Bon. Nous avons combien de prisonniers, au total ? s’enquit Ardmore.
— Un instant, major… Chaque véhicule a fait six raids en moyenne… Voyons, neuf plus deux font… Soixante et onze prisonniers, monsieur, pour soixante-huit voyages. Certains ont fait coup double.
— Des pertes ?
— Seulement du côté panasiate.
— Comme si c’est ce que je demandais ! Je parlais de nos hommes, bien entendu.
— Non, monsieur. L’un d’eux s’est cassé le bras en tombant dans un escalier obscur.
— C’est un bilan très acceptable, je suppose. Nous ne devrions plus tarder à recevoir des rapports sur nos actions locales, au moins en provenance des villes de la côte est. Tenez-moi au courant.
— Je le ferai.
— En sortant, voulez-vous bien dire à mon ordonnance de venir ? Je voudrais qu’il aille me chercher quelques comprimés de caféine. Vous feriez bien d’en prendre un vous-même, car la journée sera rude.
— Excellente idée, major, dit le préposé aux communications en se retirant.
Dans soixante-huit villes disséminées à travers tout le territoire, on préparait activement les actions locales qui devaient constituer la deuxième phase du plan de désorganisation n°4. Le prêtre chargé du temple d’Oklahoma City s’était déchargé d’une partie de ses devoirs sur deux hommes : Patrick Minkowski, chauffeur de taxi, et John W. (Jack) Smyth, détaillant ; ils étaient occupés à fixer des fers aux chevilles du gouverneur panasiate local. Le corps nu et sans connaissance de l’Oriental était étendu sur une longue table, dans un atelier situé au sous-sol du temple.
— Voilà ! annonça Minkowski. C’est le meilleur rivetage que je puisse faire sans chauffer les outils. De toute façon ça lui demandera un bout de temps pour se libérer. Où est le stencil ?
— Près de ton coude. T’inquiète pas pour les rivets, le capitaine Isaacs a dit qu’il les souderait à l’aide de sa crosse quand nous aurons fini. Dis, ça fait bizarre d’appeler le prêtre “capitaine Isaacs”, hein ? Tu crois qu’on est vraiment dans l’armée ? Enfin, je veux dire, légalement ?
— J’en sais rien, mais aussi longtemps que ça me permettra de flanquer une pile à ces gueules de singes, je m’en bats l’œil. Mais, au fond, je crois que oui… Si on admet que le capitaine Isaacs est vraiment un officier de l’armée, il me semble que ça lui donne le droit de recruter des hommes. Dis, on lui met le stencil sur le dos ou sur la poitrine ?