— Y a qu’à le lui mettre des deux côtés. C’est quand même curieux, cette histoire d’armée. Un jour, on va à l’église, et le lendemain, on vous apprend que c’est une organisation militaire et on vous fait prêter serment.
— Personnellement, ça me plaît, déclara le chauffeur de taxi. Sergent Minkowski… Ça sonne bien. Ils voulaient pas de moi, avant, à cause de mon cœur. Pour ce qui est de l’église, je n’avais jamais fait grand cas du dieu Mota, de toute façon. Moi, je venais parce qu’on nous donnait à manger et qu’on avait l’impression d’y respirer plus à l’aise.
Minkowski retira le stencil qu’il avait placé sur le dos du Panasiate, et Smyth commença à noircir le tracé de l’idéogramme à l’aide d’une peinture indélébile séchant instantanément.
— Je me demande ce que signifie ce satané signe, fit le chauffeur.
— Tu ne le sais pas ? s’étonna Smyth, et il le lui dit aussitôt.
Un sourire ravi éclaira le visage de Minkowski :
— Rien que ça ! Si quelqu’un m’avait appelé comme ça, même en rigolant, il aurait pu se commander un râtelier complet ! Tu ne me racontes pas de blagues ?
— Non, non, c’est la vérité. J’étais dans le bureau des communications quand ils ont reçu le dessin du Temple suprême. Enfin, je veux dire, le quartier général. Oh, et il s’est passé un truc très bizarre. J’ai vu sur l’écran la tête du type qui communiquait le dessin… Eh bien, il était aussi asiatique que ce macaque, dit Smyth en montrant le gouverneur impérial inconscient, et pourtant, ils l’appelaient capitaine Downer et le traitaient comme l’un des nôtres. Comment expliques-tu ça ?
— J’en sais rien, mais il doit être de notre côté, autrement il ne se baladerait pas librement au quartier général. Qu’est-ce qu’on fait de la peinture qui nous reste ?
À eux deux, ils ne mirent pas longtemps à trouver une utilisation au reste du pot, et ce fut la première chose que le capitaine Isaacs remarqua quand il vint voir où les deux hommes en étaient. Il eut peine à réprimer un sourire :
— Je vois que vous avez un peu interprété les ordres qu’on vous avait donnés, dit-il en essayant de conserver à sa voix une gravité officielle.
— Ça semblait dommage de laisser perdre cette peinture, expliqua ingénument Minkowski. Et en plus, il faisait très nu comme il était !
— C’est une question d’opinion. Personnellement, je trouve qu’il paraît encore plus nu maintenant. Bon, n’en parlons plus. Dépêchez-vous de lui raser le crâne. Je vais partir d’un instant à l’autre.
Cinq minutes plus tard, Minkowski et Smyth attendaient à la porte du temple, avec, étendu à leurs pieds, le gouverneur impérial roulé dans une couverture. Une camionnette duocycle aux lignes élégantes contourna à toute vitesse le coin de la rue et pila devant le temple. Un coup de klaxon retentit et le visage du capitaine Isaacs apparut derrière la vitre de la portière du conducteur. Minkowski jeta son mégot de cigarette et saisit le gouverneur emmailloté par les épaules, tandis que Smyth le prenait par les pieds. Ils le trimballèrent péniblement jusqu’à la voiture.
— Jetez-le derrière, ordonna le capitaine Isaacs.
Ils s’exécutèrent, puis Minkowski prit le volant, tandis qu’Isaacs et Smyth se tassaient à l’arrière, avec celui qui allait faire l’objet de la manifestation imminente.
— Je veux que vous repériez un grand rassemblement de Panasiates. Peu importe l’endroit, et si des Américains sont présents, ça n’en sera que mieux, dit le capitaine. Roulez vite sans vous occuper de qui que ce soit. Avec ma crosse, je me chargerai de régler les problèmes, conclut Isaacs en s’installant de façon à pouvoir faire le guet par-dessus l’épaule de Minkowski.
— Compris, mon capitaine ! Dites donc, c’est une chouette petite bagnole que vous avez là. Comment vous l’avez trouvée aussi vite ? demanda Minkowski, tandis que la camionnette filait à bonne allure.
— J’ai mis K.O. quelques-uns de nos amis orientaux, répondit brièvement Isaacs. Attention au feu rouge !
— Vous en faites pas !
La voiture dérapa et passa juste au ras des capots de la file transversale de véhicules, laissant derrière elle un policier panasiate agitant futilement les bras.
Quelques secondes plus tard, Minkowski demanda :
— Qu’est-ce que vous diriez de ce coin-là, mon capitaine ?
Et du menton, il désigna la place de l’hôtel de ville, où se trouvaient un assez grand nombre de Panasiates.
— O.K., dit Isaacs qui s’activa avec sa crosse au-dessus du corps immobile.
Le gouverneur se mit à remuer et tenta de se libérer. Smyth se laissa tomber sur lui et l’enserra étroitement dans la couverture, au niveau de la tête et des épaules.
— Choisissez votre endroit, Minkowski. Quand vous vous arrêterez, nous serons prêts.
Le véhicule s’immobilisa très brusquement sur un coup de frein. Smyth rabattit brutalement les portes arrière, puis, avec l’aide d’Isaacs, il saisit la couverture et fit rouler dans la rue le gouverneur qui avait maintenant recouvré tous ses esprits.
— On décolle, Pat !
La voiture bondit en avant, laissant un groupe de Panasiates, à la fois stupéfaits et scandalisés, se tirer comme ils le pourraient de cette situation proprement ignominieuse. Vingt minutes plus tard, un bref, mais explicite compte rendu de cet exploit fut remis à Ardmore, dans son bureau de la Citadelle. Il y jeta un coup d’œil et le passa à Thomas :
— Voici une équipe qui ne manque pas d’imagination, Jeff.
Thomas lut le rapport et acquiesça :
— J’espère qu’ils se débrouilleront tous aussi bien. Nous aurions peut-être dû leur donner des instructions plus détaillées.
— Je ne le pense pas. Les instructions détaillées sont la mort de l’initiative. De cette façon, nous les incitons à se creuser la tête pour inventer par eux-mêmes le moyen le plus déplaisant de faire enrager nos bons maîtres bridés. Je m’attends à des solutions aussi amusantes qu’ingénieuses.
À neuf heures du matin – heure du QG –, chacun des soixante et onze dignitaires Panasiates avait été rendu vivant, mais déshonoré à jamais et de façon intolérable, à ses frères orientaux. Dans aucun cas, du moins selon les données disponibles, les Asiatiques n’avaient eu la moindre possibilité de rattacher directement ce terrible affront au culte de Mota. C’était simplement une catastrophe, un cataclysme psychologique de la pire sorte, qui les avait atteints au cœur de la nuit, sans avertissement et sans laisser de trace.
— Vous n’avez pas encore fixé l’heure à laquelle nous devons entrer en phase trois, major, rappela Thomas à Ardmore quand tous les rapports furent parvenus.
— Je sais. Ce sera très probablement dans les deux prochaines heures, au plus tard. Nous devons leur laisser un peu de temps pour bien se rendre compte de ce qui leur est arrivé. L’effet démoralisateur sera bien plus grand, quand ils auront pu comparer les informations leur parvenant des quatre coins du pays et constater que tous leurs dirigeants, sans exception, ont été publiquement humiliés. Cela, s’ajoutant au fait que nous avons pratiquement détruit l’état-major du prince, devrait déclencher chez les Panasiates une magnifique crise d’hystérie collective ; mais il faut lui donner le temps de mûrir. Downer est prêt à l’action ?
— Il attend vos ordres dans le bureau des communications.
— Dites-leur d’établir un circuit de relais entre lui et mon bureau. Je veux entendre d’ici ce qu’il captera.