Thomas appela à l’intercom et parla brièvement. Peu de temps après, le visage pseudo asiatique de Downer apparut sur l’écran surmontant le bureau d’Ardmore. Comme le major lui parlait, Downer retira un de ses écouteurs et lui jeta un regard interrogateur.
— Je disais : avez-vous déjà capté quelque chose d’intéressant ? répéta Ardmore.
— Oui. Ils sont en effervescence. Ce que j’ai pu traduire a été enregistré, répondit Downer en montrant le micro suspendu devant son visage.
Puis son regard prit une expression attentive et préoccupée tandis qu’il écoutait.
— San Francisco essaie d’avoir des nouvelles du palais du prince royal…
— Bon, bon, ne me laissez pas vous distraire, dit Ardmore en éteignant son propre micro.
— On annonce la mort du gouverneur. San Francisco voudrait l’autorisation de… Attendez un instant… Le bureau des communications veut me faire essayer une autre longueur d’ondes… Voilà, ça y est. Ils utilisent l’indicatif du prince royal, mais c’est sur la fréquence du gouverneur de province. Je ne comprends pas ce qu’ils disent. Ils doivent employer un code ou bien un dialecte que je ne connais pas. Officier de quart, essayez une autre longueur d’ondes, je perds mon temps sur celle-ci… Oui, c’est mieux.
Le visage de Downer devint extrêmement attentif, puis s’illumina de façon soudaine :
— Chef, écoutez ça ! Quelqu’un dit que le gouverneur de la province du Golfe a perdu la raison, et on demande la permission de le remplacer ! En voici un autre… Il veut savoir ce qui est détraqué dans les circuits du palais et comment joindre l’état-major du prince… Il veut signaler un soulèvement…
— Où cela ? demanda vivement Ardmore.
— Je n’arrive pas à savoir… Toutes les fréquences sont saturées, et en plus, la moitié de ce que je capte est incohérent. Ils n’attendent pas la fin du message précédent pour envoyer le suivant.
On frappa discrètement à la porte du bureau d’Ardmore et, dans l’entrebâillement, apparut la tête du docteur Brooks.
— Puis-je entrer ?
— Oh, mais certainement, docteur, entrez donc. Nous sommes en train d’écouter ce que le capitaine Downer arrive à capter sur les ondes.
— Quel dommage que nous n’en ayons pas une douzaine comme lui… Je veux dire, des traducteurs.
— Oui, mais il ne semble pas y avoir grand-chose à capter d’autre qu’une impression générale.
Pendant presque une heure, ils écoutèrent ce que Downer pouvait leur traduire. Il s’agissait surtout de messages fragmentaires ou incomplets, mais à chaque instant se confirmait davantage le fait que le sabotage de l’état-major du prince, s’ajoutant au terrible impact émotionnel de l’humiliation infligée aux membres du gouvernement, avait complètement désorganisé le fonctionnement normal du pouvoir panasiate. Finalement Downer annonça :
— Voici un ordre général… Un instant… Il est ordonné de cesser de parler en clair. Tous les messages devront être transmis en code.
Ardmore regarda Thomas :
— Je crois que c’est le bon moment, Jeff. Un homme ayant de la poigne et du bon sens essaie de tout remettre en ordre. Il s’agit probablement de notre vieil ami, le prince. Il est temps de lui mettre des bâtons dans les roues.
Ardmore appela le bureau des communications et dit à l’officier de quart quand il apparut sur l’écran :
— Allez-y, Steeves, envoyez le jus !
— On les brouille ?
— Exactement. Avertissez tous les temples sur le circuit A, et donnez-leur ordre d’entrer tous immédiatement en action.
— Ils sont prêts, major. Exécution ?
— Oui, parfait. Exécution !
Wilkie avait imaginé un appareil très simple qui permettait, si on le désirait, d’employer l’énorme puissance des projecteurs des temples à rendre toutes les radiations électromagnétiques sur les fréquences radio totalement indistinctes, c’est-à-dire à créer de la friture. Les radiations se déchaînaient alors comme un mélange de taches solaires, d’orages électriques et d’aurores.
Sur l’écran, on vit Downer arracher les écouteurs de ses oreilles.
— Bon sang de… Pourquoi ne m’a-t-on pas prévenu ?
Avec précaution, il approcha un des écouteurs de son oreille et hocha la tête.
— Mort. Je parie que nous avons bousillé tous les récepteurs du pays.
— C’est possible, dit Ardmore à ceux qui se trouvaient avec lui dans le bureau, mais nous allons quand même continuer à les brouiller.
Au même moment, dans tous les États-Unis, il n’y avait plus aucun autre moyen de communication générale que la para-radio du culte de Mota. Les conquérants ne pouvaient même plus recourir au téléphone basique, car les câbles téléphoniques, devenus obsolètes, avaient depuis longtemps été arrachés pour en récupérer le cuivre.
— Combien de temps encore, chef ? demanda Thomas.
— Ça ne va plus tarder. Nous leur avons laissé le loisir de s’informer mutuellement que quelque chose d’infernal semblait s’être déchaîné à travers tout le pays, puis nous avons interrompu toutes leurs communications, ce qui devrait provoquer un sentiment de panique. Je veux laisser à cette panique le temps de mûrir et de gagner tous les Panasiates du territoire, puis, quand je sentirai qu’ils sont à point, nous leur assènerons le grand coup.
— Comment saurez-vous qu’ils sont à point ?
— Je ne le saurai pas. Nous nous fierons à notre intuition collective. Laissons ces petits chéris tourner en rond pendant un moment, pas plus d’une heure, et ensuite nous sortirons le grand jeu.
Avec nervosité, le docteur Brooks essayait de faire la conversation :
— Ce sera certainement un grand soulagement d’avoir mené à bien cette entreprise et d’être tranquille une fois pour toutes. Il y a eu des moments bien éprouvants…
Sa voix faiblit. Ardmore se tourna vers lui et dit :
— Ne croyez jamais que nous pourrons être “tranquilles une fois pour toutes”, comme vous dites.
— Mais pourtant, si nous infligeons aux Panasiates une défaite totale…
La tension nerveuse d’Ardmore transparaissait dans sa brusquerie :
— C’est là que vous vous trompez. Nous nous sommes justement mis dans ce pétrin parce que nous pensions pouvoir arranger les choses une fois pour toutes. Nous avons estimé que nous neutralisions la menace asiatique avec l’acte de Non-Ingérence et notre arsenal défensif de la côte Pacifique… Si bien qu’ils nous ont envahis en passant par le pôle Nord !
“Nous aurions pourtant dû être mieux avisés après toutes les leçons de l’histoire. L’ancienne république française avait, elle aussi, cru arranger les choses une fois pour toutes avec le traité de Versailles. Comme cela ne marchait pas, ils ont construit la ligne Maginot et se sont endormis, se croyant à l’abri. Et qu’est-ce que ça leur a apporté ? À la longue, d’être rayés de la carte !
“La vie change continuellement et ne peut être rendue statique. “Ils vécurent éternellement heureux”, c’est bon pour les contes de fées…
Ardmore fut interrompu par une sonnerie stridente et l’indicatif rouge Urgent se mit à clignoter. Presque aussitôt le visage de l’officier de quart apparut sur l’écran du visiophone.
— Major Ardmore !
Puis il fut remplacé par le visage de Frank Mitsui, grimaçant d’anxiété :
— Major ! s’écria-t-il. C’est le colonel Calhoun… Il est devenu fou !
— Du calme, Mitsui, du calme. Qu’est-il arrivé ?
— Il m’a faussé compagnie, et il est monté dans le temple… Il se prend pour le dieu Mota !
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