Mais tandis même qu’il comprenait que sa fin était proche, Ardmore tentait de viser l’avion. Il vit l’appareil osciller, puis s’écraser sur le sol avant même d’avoir pu ajuster son tir. Le véhicule de patrouille de la Citadelle faisait donc quand même son travail… Bravo !
La nappe de gaz approchait. En courant, Ardmore parviendrait-il à la contourner ? Non. Il pourrait peut-être retenir sa respiration et s’élancer tout droit à travers la nappe asphyxiante, en se fiant à son bouclier pour le reste ? Ses chances étaient minces.
Soudain, la réponse surgit presque instinctivement des méandres de son cerveau : la transmutation. Quelques secondes plus tard, sa crosse braquée de façon à projeter un large cône, le major creusait une tranchée au sein du nuage mortel, propulsant le rayon de haut en bas et de bas en haut, comme s’il jouait avec un tuyau d’arrosage, et le brouillard gazeux se transforma en vivifiant oxygène.
— Jeff !
— Oui, chef ?
— A-t-on des problèmes de gaz ?
— Oui, pas mal. À…
— Peu importe. Diffusez sur le circuit A : réglez vos crosses sur…
Et Ardmore indiqua comment procéder pour se défendre contre cette arme immatérielle.
Le véhicule de la Citadelle surgit soudain des nues avec fracas. Il se stabilisa et se mit à patrouiller juste au-dessus des baraquements. Instantanément, un grand silence s’étendit sur l’université. Voilà qui était mieux. Le pilote avait sans doute simplement été débordé à un moment donné. Ardmore se sentit soudain très seul ; le combat s’était déplacé pendant qu’il s’occupait de la menace du gaz. Le major chercha autour de lui un moyen de transport à réquisitionner, afin d’aller voir par lui-même la situation dans le reste de la ville. Le problème de cette foutue bataille, se disait-il, c’est qu’il n’y avait aucune cohérence. On se battait partout en même temps. Mais on n’y pouvait rien ; c’était dans la nature même du problème.
— Chef ?
C’était Thomas qui appelait.
— Je vous écoute, Jeff.
— Wilkie vient vers vous.
— Bon. A-t-il eu de la chance ?
— Oui, mais attendez de voir ! J’en ai juste eu un aperçu sur l’écran, transmis de Kansas City. C’est tout pour l’instant.
— O.K.
De nouveau, Ardmore chercha du regard un moyen de transport. Il désirait être à proximité de Panasiates, mais de Panasiates en vie, quand Wilkie arriverait. Un monocycle avait été abandonné au bord du trottoir, non loin de l’université. Le major se l’appropria.
Ardmore découvrit qu’il y avait encore quantité de Panasiates aux alentours du palais et que le combat prenait plutôt mauvaise tournure pour les Américains. Il se mit aussitôt à l’œuvre avec sa crosse et il était très occupé à choisir des Panasiates et à les faire exploser quand Wilkie arriva.
C’était quelque chose d’énorme, d’incroyable, une sorte de Gargantua entièrement noir, mesurant plus de trois cents mètres de haut, qui enjambait les édifices et dont les pieds remplissaient les rues. C’était comme si l’Empire State Building était en train de se promener : l’ombre géante, en trois dimensions, d’un prêtre de Mota, robe et crosse comprises.
Et cette apparition avait une voix.
Elle avait une voix qui ressemblait au tonnerre et s’entendait à des kilomètres à la ronde :
— Américains, relevez la tête ! Le jour est venu ! Voici venir le Disciple ! Levez-vous et châtiez vos oppresseurs !
Ardmore se demanda comment l’équipage qui conduisait le véhicule pouvait endurer un tel vacarme et si l’appareil volait à l’intérieur de la projection ou quelque part au-dessus d’elle.
La voix se mit à parler la langue des Panasiates. Ardmore ne comprenait pas les mots, mais connaissait le sens général du discours. Downer disait aux seigneurs de la guerre que la vengeance s’abattait sur eux et que, s’ils voulaient sauver leur peau jaune, ils feraient bien de fuir au plus vite. Il leur signifiait la chose avec beaucoup d’emphase et un grand luxe de détails, ayant une parfaite connaissance de leur psychologie et de leurs points faibles.
L’horrifiante apparition titanesque s’immobilisa dans le parc bordant le palais et, se penchant, toucha d’un énorme doigt un Panasiate qui fuyait. L’homme se volatilisa littéralement. L’apparition se redressa et continua son discours en panasiate, mais il n’y avait plus aucun à proximité.
Le combat continua sporadiquement pendant plusieurs heures, mais ce n’était plus une bataille. Cela ressemblait plutôt à une dératisation. Quelques Orientaux se rendirent, d’autres se suicidèrent. La plupart furent abattus par leurs ex-esclaves. Thomas était en train de faire à Ardmore un rapport circonstancié sur la progression des opérations de nettoyage à travers tout le pays, quand il fut interrompu par l’officier préposé aux communications :
— Appel urgent du prêtre chargé de la capitale, major.
— Passez-le-moi.
— Major Ardmore ? s’enquit une nouvelle voix.
— Oui. Je vous écoute.
— Nous avons fait prisonnier le prince royal…
— Sans blague !
— C’est la vérité, major. Je vous demande la permission de l’exécuter.
— Non !
— Que dites-vous, major ?
— Vous m’avez bien entendu, c’est non. Je le verrai à votre quartier général. En attendant, faites en sorte qu’il ne lui arrive rien !
Ardmore prit le temps de se raser la barbe et de revêtir son uniforme avant de faire venir le prince royal. Lorsque le dirigeant panasiate fut enfin devant lui, le major lui dit sans cérémonies :
— Tous ceux des vôtres que j’arriverai à sauver seront embarqués et réexpédiés d’où ils viennent.
— Vous êtes magnanime.
— Vous savez maintenant, je suppose, que vous avez été mystifié et abusé par une science surpassant celle de vos savants. À tout moment, presque jusqu’à la fin, vous auriez pu nous écraser.
L’Oriental demeura impassible. Ardmore espérait de tout cœur que ce calme n’était qu’une apparence. Il poursuivit :
— Ce que je viens de dire concernant les vôtres ne s’applique pas à vous. Je vous retiens ici, en tant que criminel de droit commun.
— Pour avoir fait la guerre ? s’enquit le prince en haussant les sourcils.
— Non. Sur ce point, vous seriez capable de vous en tirer. Vous êtes inculpé pour l’exécution massive que vous avez orchestrée sur le territoire américain ; pour votre fameuse “leçon”. Vous serez traduit devant un jury, comme n’importe quel criminel de droit commun et, fort probablement, pendu par le cou jusqu’à ce que mort s’ensuive. C’est tout. Emmenez-le.
— Un instant, je vous prie.
— Qu’y a-t-il ?
— Vous vous rappelez le problème d’échecs que vous avez vu dans mon palais ?
— Et alors ?
— Pourriez-vous m’indiquer quelle était la solution en quatre coups ?
— Oh, ça ! fit Ardmore en riant de bon cœur. Vous croiriez n’importe quoi, ma parole ! Je n’avais aucune solution. Je bluffais, tout simplement.
L’espace d’un instant, il apparut clairement que le calme glacial du prince, enfin, venait d’être ébranlé.
Le prince royal ne comparut jamais devant un jury. Le lendemain matin, on le découvrit mort dans sa cellule, sa tête reposant sur l’échiquier qu’il avait réclamé.
Postface
Juin 1940 : la Débâcle, en France. L’Europe bascule dans la barbarie nazie.
Juillet 1940 : aux États-Unis, Robert Anson Heinlein se met à sa table de travail.