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La station suivante du petit train, Maineville, me rappelle justement un incident relatif à Morel et à M. de Charlus. Avant d'en parler, je dois dire que l'arrêt à Maineville (quand on conduisait à Balbec un arrivant élégant qui, pour ne pas gêner, préférait ne pas habiter la Raspelière) était l'occasion de scènes moins pénibles que celle que je vais raconter dans un instant. L'arrivant, ayant ses menus bagages dans le train, trouvait généralement le Grand Hôtel un peu éloigné, mais, comme il n'y avait avant Balbec que de petites plages aux villas inconfortables, était, par goût de luxe et de bien-être, résigné au long trajet, quand, au moment où le train stationnait à Maineville, il voyait brusquement se dresser le Palace dont il ne pouvait pas se douter que c'était une maison de prostitution. «Mais, n'allons pas plus loin, disait-il infailliblement à Mme Cottard, femme connue comme étant d'esprit pratique et de bon conseil. Voilà tout à fait ce qu'il me faut. A quoi bon continuer jusqu'à Balbec où ce ne sera certainement pas mieux? Rien qu'à l'aspect, je juge qu'il y a tout le confort; je pourrai parfaitement faire venir là Mme Verdurin, car je compte, en échange de ses politesses, donner quelques petites réunions en son honneur. Elle n'aura pas tant de chemin à faire que si j'habite Balbec. Cela me semble tout à fait bien pour elle, et pour votre femme, mon cher professeur. Il doit y avoir des salons, nous y ferons venir ces dames. Entre nous, je ne comprends pas pourquoi, au lieu de louer la Raspelière, Mme Verdurin n'est pas venue habiter ici. C'est beaucoup plus sain que de vieilles maisons comme la Raspelière, qui est forcément humide, sans être propre d'ailleurs; ils n'ont pas l'eau chaude, on ne peut pas se laver comme on veut. Maineville me paraît bien plus agréable. Mme Verdurin y eût joué parfaitement son rôle de patronne. En tout cas chacun ses goûts, moi je vais me fixer ici. Madame Cottard, ne voulez-vous pas descendre avec moi, en nous dépêchant, car le train ne va pas tarder à repartir. Vous me piloteriez dans cette maison, qui sera la vôtre et que vous devez avoir fréquentée souvent. C'est tout à fait un cadre fait pour vous.» On avait toutes les peines du monde à faire taire, et surtout à empêcher de descendre, l'infortuné arrivant, lequel, avec l'obstination qui émane souvent des gaffes, insistait, prenait ses valises et ne voulait rien entendre jusqu'à ce qu'on lui eût assuré que jamais Mme Verdurin ni Mme Cottard ne viendraient le voir là. «En tout cas je vais y élire domicile. Mme Verdurin n'aura qu'à m'y écrire.»

Le souvenir relatif à Morel se rapporte à un incident d'un ordre plus particulier. Il y en eut d'autres, mais je me contente ici, au fur et à mesure que le tortillard s'arrête et que l'employé crie Doncières, Grattevast, Maineville, etc., de noter ce que la petite plage ou la garnison m'évoquent. J'ai déjà parlé de Maineville (_media villa_) et de l'importance qu'elle prenait à cause de cette somptueuse maison de femmes qui y avait été récemment construite, non sans éveiller les protestations inutiles des mères de famille. Mais avant de dire en quoi Maineville a quelque rapport dans ma mémoire avec Morel et M. de Charlus, il me faut noter la disproportion (que j'aurai plus tard à approfondir) entre l'importance que Morel attachait à garder libres certaines heures et l'insignifiance des occupations auxquelles il prétendait les employer, cette même disproportion se retrouvant au milieu des explications d'un autre genre qu'il donnait à M. de Charlus. Lui qui jouait au désintéressé avec le baron (et pouvait y jouer sans risques, vu la générosité de son protecteur), quand il désirait passer la soirée de son côté pour donner une leçon, etc., il ne manquait pas d'ajouter à son prétexte ces mots dits avec un sourire d'avidité: «Et puis, cela peut me faire gagner quarante francs. Ce n'est pas rien. Permettez-moi d'y aller, car, vous voyez, c'est mon intérêt. Dame, je n'ai pas de rentes comme vous, j'ai ma situation à faire, c'est le moment de gagner des sous.» Morel n'était pas, en désirant donner sa leçon, tout à fait insincère. D'une part, que l'argent n'ait pas de couleur est faux. Une manière nouvelle de le gagner rend du neuf aux pièces que l'usage a ternies. S'il était vraiment sorti pour une leçon, il est possible que deux louis remis au départ par une élève lui eussent produit un effet autre que deux louis tombés de la main de M. de Charlus. Puis l'homme le plus riche ferait pour deux louis des kilomètres qui deviennent des lieues si l'on est fils d'un valet de chambre. Mais souvent M. de Charlus avait, sur la réalité de la leçon de violon, des doutes d'autant plus grands que souvent le musicien invoquait des prétextes d'un autre genre, d'un ordre entièrement désintéressé au point de vue matériel, et d'ailleurs absurdes. Morel ne pouvait ainsi s'empêcher de présenter une image de sa vie, mais volontairement, et involontairement aussi, tellement enténébrée, que certaines parties seules se laissaient distinguer. Pendant un mois il se mit à la disposition de M. de Charlus à condition de garder ses soirées libres, car il désirait suivre avec continuité des cours d'algèbre. Venir voir après M. de Charlus? Ah! c'était impossible, les cours duraient parfois fort tard. «Même après 2 heures du matin? demandait le baron.-Des fois.-Mais l'algèbre s'apprend aussi facilement dans un livre.-Même plus facilement, car je ne comprends pas grand'chose aux cours.-Alors? D'ailleurs l'algèbre ne peut te servir à rien.-J'aime bien cela. Ça dissipe ma neurasthénie.» «Cela ne peut pas être l'algèbre qui lui fait demander des permissions de nuit, se disait M. de Charlus. Serait-il attaché à la police?» En tout cas Morel, quelque objection qu'on fît, réservait certaines heures tardives, que ce fût à cause de l'algèbre ou du violon. Une fois ce ne fut ni l'un ni l'autre, mais le prince de Guermantes qui, venu passer quelques jours sur cette côte pour rendre visite à la duchesse de Luxembourg, rencontra le musicien, sans savoir qui il était, sans être davantage connu de lui, et lui offrit cinquante francs pour passer la nuit ensemble dans la maison de femmes de Maineville; double plaisir, pour Morel, du gain reçu de M. de Guermantes et de la volupté d'être entouré de femmes dont les seins bruns se montraient à découvert. Je ne sais comment M. de Charlus eut l'idée de ce qui s'était passé et de l'endroit, mais non du séducteur. Fou de jalousie, et pour connaître celui-ci, il télégraphia à Jupien, qui arriva deux jours après, et quand, au commencement de la semaine suivante, Morel annonça qu'il serait encore absent, le baron demanda à Jupien s'il se chargerait d'acheter la patronne de l'établissement et d'obtenir qu'on les cachât, lui et Jupien, pour assister à la scène. «C'est entendu. Je vais m'en occuper, ma petite gueule», répondit Jupien au baron. On ne peut comprendre à quel point cette inquiétude agitait, et par là même avait momentanément enrichi, l'esprit de M. de Charlus. L'amour cause ainsi de véritables soulèvements géologiques de la pensée. Dans celui de M. de Charlus qui, il y a quelques jours, ressemblait à une plaine si uniforme qu'au plus loin il n'aurait pu apercevoir une idée au ras du sol, s'étaient brusquement dressées, dures comme la pierre, un massif de montagnes, mais de montagnes aussi sculptées que si quelque statuaire, au lieu d'emporter le marbre, l'avait ciselé sur place et où se tordaient, en groupes géants et titaniques, la Fureur, la Jalousie, la Curiosité, l'Envie, la Haine, la Souffrance, l'Orgueil, l'Épouvante et l'Amour.