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Je ne vis plus de quelque temps Albertine, mais continuai, à défaut de Mme de Guermantes qui ne parlait plus à mon imagination, à voir d'autres fées et leurs demeures, aussi inséparables d'elles que du mollusque qui la fabriqua et s'en abrite la valve de nacre ou d'émail, ou la tourelle à créneaux de son coquillage. Je n'aurais pas su classer ces dames, la difficulté du problème étant aussi insignifiante et impossible non seulement à résoudre mais à poser. Avant la dame il fallait aborder le féerique hôtel. Or l'une recevait toujours après déjeuner, les mois d'été; même avant d'arriver chez elle, il avait fallu faire baisser la capote du fiacre, tant tapait dur le soleil, dont le souvenir, sans que je m'en rendisse compte, allait entrer dans l'impression totale. Je croyais seulement aller au Cours-la-Reine; en réalité, avant d'être arrivé dans la réunion dont un homme pratique se fût peut-être moqué, j'avais, comme dans un voyage à travers l'Italie, un éblouissement, des délices, dont l'hôtel ne serait plus séparé dans ma mémoire. De plus, à cause de la chaleur de la maison et de l'heure, la dame avait clos hermétiquement les volets dans les vastes salons rectangulaires du rez-de-chaussée où elle recevait. Je reconnaissais mal d'abord la maîtresse de maison et ses visiteurs, même la duchesse de Guermantes, qui de sa voix rauque me demandait de venir m'asseoir auprès d'elle, dans un fauteuil de Beauvais représentant l'Enlèvement d'Europe. Puis je distinguais sur les murs les vastes tapisseries du XVIIIe siècle représentant des vaisseaux aux mâts fleuris de roses trémières, au-dessous desquels je me trouvais comme dans le palais non de la Seine mais de Neptune, au bord du fleuve Océan, où la duchesse de Guermantes devenait comme une divinité des eaux. Je n'en finirais pas si j'énumérais tous les salons différents de celui-là. Cet exemple suffit à montrer que je faisais entrer dans mes jugements mondains des impressions poétiques que je ne faisais jamais entrer en ligne de compte au moment de faire le total, si bien que, quand je calculais les mérites d'un salon, mon addition n'était jamais juste.

Certes ces causes d'erreur étaient loin d'être les seules, mais je n'ai plus le temps, avant mon départ pour Balbec (où, pour mon malheur, je vais faire un second séjour qui sera aussi le dernier), de commencer des peintures du monde qui trouveront leur place bien plus tard. Disons seulement qu'à cette première fausse raison (ma vie relativement frivole et qui faisait supposer l'amour du monde) de ma lettre à Gilberte et du retour aux Swann qu'elle semblait indiquer, Odette aurait pu en ajouter tout aussi inexactement une seconde. Je n'ai imaginé jusqu'ici les aspects différents que le monde prend pour une même personne qu'en supposant que la même dame qui ne connaissait personne va chez tout le monde, et que telle autre qui avait une position dominante est délaissée, on est tenté d'y voir uniquement de ces hauts et bas, purement personnels, qui de temps à autre amènent dans une même société, à la suite de spéculations de bourse, une ruine retentissante ou un enrichissement inespéré. Or ce n'est pas seulement cela. Dans une certaine mesure, les manifestations mondaines-fort inférieures aux mouvements artistiques, aux crises politiques, à l'évolution qui porte le goût public vers le théâtre d'idées, puis vers la peinture impressionniste, puis vers la musique allemande et complexe, puis vers la musique russe et simple, ou vers les idées sociales, les idées de justice, la réaction religieuse, le sursaut patriotique-en sont cependant le reflet lointain, brisé, incertain, trouble, changeant. De sorte que même les salons ne peuvent être dépeints dans une immobilité statique qui a pu convenir jusqu'ici à l'étude des caractères, lesquels devront, eux aussi, être comme entraînés dans un mouvement quasi historique. Le goût de nouveauté qui porte les hommes du monde plus ou moins sincèrement avides de se renseigner sur l'évolution intellectuelle à fréquenter les milieux où ils peuvent suivre celle-ci, leur fait préférer d'habitude quelque maîtresse de maison jusque-là inédite, qui représente encore toutes fraîches les espérances de mentalité supérieure si fanées et défraîchies chez les femmes qui ont exercé depuis longtemps le pouvoir mondain, et lesquelles, comme ils en connaissent le fort et le faible, ne parlent plus à leur imagination. Et chaque époque se trouve ainsi personnifiée dans des femmes nouvelles, dans un nouveau groupe de femmes, qui, rattachées étroitement à ce qui pique à ce moment-là les curiosités les plus neuves, semblent, dans leur toilette, apparaître seulement, à ce moment-là, comme une espèce inconnue née du dernier déluge, beautés irrésistibles de chaque nouveau Consulat, de chaque nouveau Directoire. Mais très souvent la maîtresse de maison nouvelle est tout simplement comme certains hommes d'État dont c'est le premier ministère, mais qui, depuis quarante ans, frappaient à toutes les portes sans se les voir ouvrir, des femmes qui n'étaient pas connues de la société mais n'en recevaient pas moins, depuis fort longtemps, et faute de mieux, quelques «rares intimes». Certes, ce n'est pas toujours le cas, et quand, avec l'efflorescence prodigieuse des ballets russes, révélatrice coup sur coup de Bakst, de Nijinski, de Benoist, du génie de Stravinski, la princesse Yourbeletieff, jeune marraine de tous ces grands hommes nouveaux, apparut portant sur la tête une immense aigrette tremblante inconnue des Parisiennes et qu'elles cherchèrent toutes à imiter, on put croire que cette merveilleuse créature avait été apportée dans leurs innombrables bagages, et comme leur plus précieux trésor, par les danseurs russes; mais quand à côté d'elle, dans son avant-scène, nous verrons, à toutes les représentations des «Russes», siéger comme une véritable fée, ignorée jusqu'à ce jour de l'aristocratie, Mme Verdurin, nous pourrons répondre aux gens du monde qui crurent aisément Mme Verdurin fraîchement débarquée avec la troupe de Diaghilew, que cette dame avait déjà existé dans des temps différents, et passé par divers avatars dont celui-là ne différait qu'en ce qu'il était le premier qui amenait enfin, désormais assuré, et en marche d'un pas de plus en plus rapide, le succès si longtemps et si vainement attendu par la Patronne. Pour Mme Swann, il est vrai, la nouveauté qu'elle représentait n'avait pas le même caractère collectif. Son salon s'était cristallisé autour d'un homme, d'un mourant, qui avait presque tout d'un coup passé, aux moments où son talent s'épuisait, de l'obscurité à la grande gloire. L'engouement pour les oeuvres de Bergotte était immense. Il passait toute la journée, exhibé, chez Mme Swann, qui chuchotait à un homme influent: «Je lui parlerai, il vous fera un article.» Il était, du reste, en état de le faire, et même un petit acte pour Mme Swann. Plus près de la mort, il allait un peu moins mal qu'au temps où il venait prendre des nouvelles de ma grand'mère. C'est que de grandes douleurs physiques lui avaient imposé un régime. La maladie est le plus écouté des médecins: à la bonté, au savoir on ne fait que promettre; on obéit à la souffrance. Certes, le petit clan des Verdurin avait actuellement un intérêt autrement vivant que le salon légèrement nationaliste, plus encore littéraire, et avant tout bergottique, de Mme Swann. Le petit clan était en effet le centre actif d'une longue crise politique arrivée à son maximum d'intensité: le dreyfusisme. Mais les gens du monde étaient pour la plupart tellement antirévisionnistes, qu'un salon dreyfusien semblait quelque chose d'aussi impossible qu'à une autre époque un salon communard. La princesse de Caprarola, qui avait fait la connaissance de Mme Verdurin à propos d'une grande exposition qu'elle avait organisée, avait bien été rendre à celle-ci une longue visite, dans l'espoir de débaucher quelques éléments intéressants du petit clan et de les agréger à son propre salon, visite au cours de laquelle la princesse (jouant au petit pied la duchesse de Guermantes) avait pris la contre-partie des opinions reçues, déclaré les gens de son monde idiots, ce que Mme Verdurin avait trouvé d'un grand courage. Mais ce courage ne devait pas aller plus tard jusqu'à oser, sous le feu des regards de dames nationalistes, saluer Mme Verdurin aux courses de Balbec. Pour Mme Swann, les antidreyfusards lui savaient, au contraire, gré d'être «bien pensante», ce à quoi, mariée à un juif, elle avait un mérite double. Néanmoins les personnes qui n'étaient jamais allées chez elle s'imaginaient qu'elle recevait seulement quelques Israélites obscurs et des élèves de Bergotte. On classe ainsi des femmes, autrement qualifiées que Mme Swann, au dernier rang de l'échelle sociale, soit à cause de leurs origines, soit parce qu'elles n'aiment pas les dîners en ville et les soirées où on ne les voit jamais, ce qu'on suppose faussement dû à ce qu'elles n'auraient pas été invitées, soit parce qu'elles ne parlent jamais de leurs amitiés mondaines mais seulement de littérature et d'art, soit parce que les gens se cachent d'aller chez elles, ou que, pour ne pas faire d'impolitesse aux autres, elles se cachent de les recevoir, enfin pour mille raisons qui achèvent de faire de telle ou telle d'entre elles aux yeux de certains, la femme qu'on ne reçoit pas. Il en était ainsi pour Odette. Mme d'Épinoy, à l'occasion d'un versement qu'elle désirait pour la «Patrie française», ayant eu à aller la voir, comme elle serait entrée chez sa mercière, convaincue d'ailleurs qu'elle ne trouverait que des visages, non pas même méprisés mais inconnus, resta clouée sur la place quand la porte s'ouvrit, non sur le salon qu'elle supposait, mais sur une salle magique où, comme grâce à un changement à vue dans une féerie, elle reconnut dans des figurantes éblouissantes, à demi étendues sur des divans, assises sur des fauteuils, appelant la maîtresse de maison par son petit nom, les altesses, les duchesses qu'elle-même, la princesse d'Épinoy, avait grand'peine à attirer chez elle, et auxquelles en ce moment, sous les yeux bienveillants d'Odette, le marquis du Lau, le comte Louis de Turenne, le prince Borghèse, le duc d'Estrées, portant l'orangeade et les petits fours, servaient de panetiers et d'échansons. La princesse d'Épinoy, comme elle mettait, sans s'en rendre compte, la qualité mondaine à l'intérieur des êtres, fut obligée de désincarner Mme Swann et de la réincarner en une femme élégante. L'ignorance de la vie réelle que mènent les femmes qui ne l'exposent pas dans les journaux tend ainsi sur certaines situations (et contribue par là à diversifier les salons) un voile de mystère. Pour Odette, au commencement, quelques hommes de la plus haute société, curieux de connaître Bergotte, avaient été dîner chez elle dans l'intimité. Elle avait eu le tact, récemment acquis, de n'en pas faire étalage, ils trouvaient là, souvenir peut-être du petit noyau dont Odette avait gardé, depuis le schisme, les traditions, le couvert mis, etc. Odette les emmenait avec Bergotte, que cela achevait d'ailleurs de tuer, aux «première» intéressantes. Ils parlèrent d'elle à quelques femmes de leur monde capables de s'intéresser à tant de nouveauté. Elles étaient persuadées qu'Odette, intime de Bergotte, avait plus ou moins collaboré à ses oeuvres, et la croyaient mille fois plus intelligente que les femmes les plus remarquables du faubourg, pour la même raison qu'elles mettaient tout leur espoir politique en certains républicains bon teint comme M. Doumer et M. Deschanel, tandis qu'elles voyaient la France aux abîmes si elle était confiée au personnel monarchiste qu'elles recevaient à dîner, aux Charette, aux Doudeauville, etc. Ce changement de la situation d'Odette s'accomplissait de sa part avec une discrétion qui la rendait plus sûre et plus rapide, mais ne la laissait nullement soupçonner du public enclin à s'en remettre aux chroniques du _Gaulois_, des progrès ou de la décadence d'un salon, de sorte qu'un jour, à une répétition générale d'une pièce de Bergotte donnée dans une salle des plus élégantes au bénéfice d'une oeuvre de charité, ce fut un vrai coup de théâtre quand on vit dans la loge de face, qui était celle de l'auteur, venir s'asseoir à côté de Mme Swann, Mme de Marsantes et celle qui, par l'effacement progressif de la duchesse de Guermantes (rassasiée d'honneur, et s'annihilant par moindre effort), était en train de devenir la lionne, la reine du temps, la comtesse Molé. «Quand nous ne nous doutions pas même qu'elle avait commencé à monter, se dit-on d'Odette, au moment où on vit entrer la comtesse Molé dans la loge, elle a franchi le dernier échelon.»