Il m'apprit avec beaucoup de tristesse la mort du bâtonnier de Cherbourg: «C'était un vieux routinier», dit-il (probablement pour roublard) et me laissa entendre que sa fin avait été avancée par une vie de déboires, ce qui signifiait de débauches. «Déjà depuis quelque temps je remarquais qu'après le dîner il s'accroupissait dans le salon (sans doute pour s'assoupissait). Les derniers temps, il était tellement changé que, si l'on n'avait pas su que c'était lui, à le voir il était à peine reconnaissant» (pour reconnaissable sans doute).
Compensation heureuse: le premier président de Caen venait de recevoir la «cravache» de commandeur de la Légion d'honneur. «Sûr et certain qu'il a des capacités, mais paraît qu'on la lui a donnée surtout à cause de sa grande «impuissance». On revenait du reste sur cette décoration dans _l'Écho de Paris_ de la veille, dont le directeur n'avait encore lu que «le premier paraphe» (pour paragraphe). La politique de M. Caillaux y était bien arrangée. «Je trouve du reste qu'ils ont raison, dit-il. Il nous met trop sous la coupole de l'Allemagne» (sous la coupe). Comme ce genre de sujet, traité par un hôtelier, me paraissait ennuyeux, je cessai d'écouter. Je pensais aux images qui m'avaient décidé de retourner à Balbec. Elles étaient bien différentes de celles d'autrefois, la vision que je venais chercher était aussi éclatante que la première était brumeuse; elles ne devaient pas moins me décevoir. Les images choisies par le souvenir sont aussi arbitraires, aussi étroites, aussi insaisissables, que celles que l'imagination avait formées et la réalité détruites. Il n'y a pas de raison pour qu'en dehors de nous, un lieu réel possède plutôt les tableaux de la mémoire que ceux du rêve. Et puis, une réalité nouvelle nous fera peut-être oublier, détester même les désirs à cause desquels nous étions partis.
Ceux qui m'avaient fait partir pour Balbec tenaient en partie à ce que les Verdurin des invitations de qui je n'avais jamais profité, et qui seraient certainement heureux de me recevoir si j'allais, à la campagne, m'excuser de n'avoir jamais pu leur faire une visite à Paris, sachant que plusieurs fidèles passeraient les vacances sur cette côte, et ayant, à cause de cela, loué pour toute la saison un des châteaux de M. de Cambremer (la Raspelière), y avaient invité Mme Putbus. Le soir où je l'avais appris (à Paris), j'envoyai, en véritable fou, notre jeune valet de pied s'informer si cette dame emmènerait à Balbec sa camériste. Il était onze heures du soir. Le concierge mit longtemps à ouvrir et, par miracle, n'envoya pas promener mon messager, ne fit pas appeler la police, se contenta de le recevoir très mal, tout en lui fournissant le renseignement désiré. Il dit qu'en effet la première femme de chambre accompagnerait sa maîtresse, d'abord aux eaux en Allemagne, puis à Biarritz, et, pour finir, chez Mme Verdurin. Dès lors j'avais été tranquille et content d'avoir ce pain sur la planche. J'avais pu me dispenser de ces poursuites dans les rues où j'étais dépourvu auprès des beautés rencontrées de cette lettre d'introduction que serait auprès du «Giorgione» d'avoir dîné le soir même, chez les Verdurin, avec sa maîtresse. D'ailleurs elle aurait peut-être meilleure idée de moi encore en sachant que je connaissais, non seulement les bourgeois locataires de la Raspelière mais ses propriétaires, et surtout Saint-Loup qui, ne pouvant me recommander à distance à la femme de chambre (celle-ci ignorant le nom de Robert), avait écrit pour moi une lettre chaleureuse aux Cambremer. Il pensait qu'en dehors de toute l'utilité dont ils me pourraient être, Mme de Cambremer la belle-fille, née Legrandin, m'intéresserait en causant avec moi. «C'est une femme intelligente, m'avait-il assuré. Elle ne te dira pas des choses définitives (les choses «définitives» avaient été substituées aux choses «sublimes» par Robert qui modifiait, tous les cinq ou six ans, quelques-unes de ses expressions favorites tout en conservant les principales), mais c'est une nature, elle a une personnalité, de l'intuition; elle jette à propos la parole qu'il faut. De temps en temps elle est énervante, elle lance des bêtises pour «faire gratin», ce qui est d'autant plus ridicule que rien n'est moins élégant que les Cambremer, elle n'est pas toujours _à la page_, mais, somme toute, elle est encore dans les personnes les plus supportables à fréquenter.»
Aussitôt que la recommandation de Robert leur était parvenue, les Cambremer, soit snobisme qui leur faisait désirer d'être indirectement aimables pour Saint-Loup, soit reconnaissance de ce qu'il avait été pour un de leurs neveux à Doncières, et plus probablement surtout par bonté et traditions hospitalières, avaient écrit de longues lettres demandant que j'habitasse chez eux, et, si je préférais être plus indépendant, s'offrant à me chercher un logis. Quand Saint-Loup leur eût objecté que j'habiterais le Grand-Hôtel de Balbec, ils répondirent que, du moins, ils attendaient une visite dès mon arrivée et, si elle tardait trop, ne manqueraient pas de venir me relancer pour m'inviter à leurs garden-parties.
Sans doute rien ne rattachait d'une façon essentielle la femme de chambre de Mme Putbus au pays de Balbec; elle n'y serait pas pour moi comme la paysanne que, seul sur la route de Méséglise, j'avais si souvent appelée en vain, de toute la force de mon désir.
Mais j'avais depuis longtemps cessé de chercher à extraire d'une femme comme la racine carrée de son inconnu, lequel ne résistait pas souvent à une simple présentation. Du moins à Balbec, où je n'étais pas allé depuis longtemps, j'aurais cet avantage, à défaut du rapport nécessaire qui n'existait pas entre le pays et cette femme, que le sentiment de la réalité n'y serait pas supprimé pour moi par l'habitude, comme à Paris où, soit dans ma propre maison, soit dans une chambre connue, le plaisir auprès d'une femme ne pouvait pas me donner un instant l'illusion, au milieu des choses quotidiennes, qu'il m'ouvrait accès à une nouvelle vie. (Car si l'habitude est une seconde nature, elle nous empêche de connaître la première, dont elle n'a ni les cruautés, ni les enchantements.) Or cette illusion, je l'aurais peut-être dans un pays nouveau où renaît la sensibilité, devant un rayon de soleil, et où justement achèverait de m'exalter la femme de chambre que je désirais: or on verra les circonstances faire non seulement que cette femme ne vint pas à Balbec, mais que je ne redoutai rien tant qu'elle y pût venir, de sorte que ce but principal de mon voyage ne fut ni atteint, ni même poursuivi. Certes Mme Putbus ne devait pas aller aussi tôt dans la saison chez les Verdurin; mais ces plaisirs qu'on a choisis, peuvent être lointains, si leur venue est assurée, et que dans leur attente on puisse se livrer d'ici là à la paresse de chercher à plaire et à l'impuissance d'aimer. Au reste, à Balbec, je n'allais pas dans un esprit aussi pratique que la première fois; il y a toujours moins d'égoïsme dans l'imagination pure que dans le souvenir; et je savais que j'allais précisément me trouver dans un de ces lieux où foisonnent les belles inconnues; une plage n'en offre pas moins qu'un bal, et je pensais d'avance aux promenades devant l'hôtel, sur la digue, avec ce même genre de plaisir que Mme de Guermantes m'aurait procuré si, au lieu de me faire inviter dans des dîners brillants, elle avait donné plus souvent mon nom pour leurs listes de cavaliers aux maîtresses de maison chez qui l'on dansait. Faire des connaissances féminines à Balbec me serait aussi facile que cela m'avait été malaisé autrefois, car j'y avais maintenant autant de relations et d'appuis que j'en étais dénué à mon premier voyage.