Incapable comme je l'étais encore d'éprouver à nouveau un désir physique, Albertine recommençait cependant à m'inspirer comme un désir de bonheur. Certains rêves de tendresse partagée, toujours flottants en nous, s'allient volontiers, par une sorte d'affinité, au souvenir (à condition que celui-ci soit déjà devenu un peu vague) d'une femme avec qui nous avons eu du plaisir. Ce sentiment me rappelait des aspects du visage d'Albertine, plus doux, moins gais, assez différents de ceux que m'eût évoqués le désir physique; et comme il était aussi moins pressant que ne l'était ce dernier, j'en eusse volontiers ajourné la réalisation à l'hiver suivant sans chercher à revoir Albertine à Balbec avant son départ. Mais, même au milieu d'un chagrin encore vif, le désir physique renaît. De mon lit où on me faisait rester longtemps tous les jours à me reposer, je souhaitais qu'Albertine vînt recommencer nos jeux d'autrefois. Ne voit-on pas, dans la chambre même où ils ont perdu un enfant, des époux, bientôt de nouveau entrelacés, donner un frère au petit mort? J'essayais de me distraire de ce désir en allant jusqu'à la fenêtre regarder la mer de ce jour-là. Comme la première année, les mers, d'un jour à l'autre, étaient rarement les mêmes. Mais d'ailleurs elles ne ressemblaient guère à celles de cette première année, soit parce que maintenant c'était le printemps avec ses orages, soit parce que, même si j'étais venu à la même date que la première fois, des temps différents, plus changeants, auraient pu déconseiller cette côte à certaines mers indolentes, vaporeuses et fragiles que j'avais vues pendant des jours ardents dormir sur la plage en soulevant imperceptiblement leur sein bleuâtre, d'une molle palpitation, soit surtout parce que mes yeux, instruits par Elstir à retenir précisément les éléments que j'écartais volontairement jadis, contemplaient longuement ce que la première année ils-ne savaient pas voir. Cette opposition qui alors me frappait tant entre les promenades agrestes que je faisais avec Mme de Villeparisis et ce voisinage fluide, inaccessible et mythologique, de l'Océan éternel n'existait plus pour moi. Et certains jours la mer me semblait, au contraire, maintenant presque rurale elle-même. Les jours, assez rares, de vrai beau temps, la chaleur avait tracé sur les eaux, comme à travers champs, une route poussiéreuse et blanche derrière laquelle la fine pointe d'un bateau de pêche dépassait comme un clocher villageois. Un remorqueur, dont on ne voyait que la cheminée, fumait au loin comme une usine écartée, tandis que seul à l'horizon un carré blanc et bombé, peint sans doute par une voile, mais qui semblait compact et comme calcaire, faisait penser à l'angle ensoleillé de quelque bâtiment isolé, hôpital ou école. Et les nuages et le vent, les jours où il s'en ajoutait au soleil, parachevaient sinon l'erreur du jugement, du moins l'illusion du premier regard, la suggestion qu'il éveille dans l'imagination. Car l'alternance d'espaces de couleurs nettement tranchées, comme celles qui résultent, dans la campagne, de la contiguïté de cultures différentes, les inégalités âpres, jaunes, et comme boueuses de la surface marine, les levées, les talus qui dérobaient à la vue une barque où une équipe d'agiles matelots semblait moissonner, tout cela, par les jours orageux, faisait de l'océan quelque chose d'aussi varié, d'aussi consistant, d'aussi accidenté, d'aussi populeux, d'aussi civilisé que la terre carrossable sur laquelle j'allais autrefois et ne devais pas tarder à faire des promenades. Et une fois, ne pouvant plus résister à mon désir, au lieu de me recoucher, je m'habillai et partis chercher Albertine à Incarville. Je lui demanderais de m'accompagner jusqu'à Douville où j'irais faire à Féterne une visite à Mme de Cambremer, et à la Raspelière une visite à Mme Verdurin. Albertine m'attendrait pendant ce temps-là sur la plage et nous reviendrions ensemble dans la nuit. J'allai prendre le petit chemin de fer d'intérêt local dont j'avais, par Albertine et ses amies, appris autrefois tous les surnoms dans la région, où on l'appelait tantôt le Tortillard à cause de ses innombrables détours, le Tacot parce qu'il n'avançait pas, le Transatlantique à cause d'une effroyable sirène qu'il possédait pour que se garassent les passants, le Decauville et le _Funi_, bien que ce ne fût nullement un funiculaire mais parce qu'il grimpait sur la falaise, ni même à proprement parler un Decauville mais parce qu'il avait une voie de 60, le _B. A. G:_ parce qu'il allait de Balbec à Grallevast en puissant par Angerville, le Tram et le _T. S. N._ parce qu'il faisait partie de la ligne des tramways du Sud de la Normandie. Je m'installai dans un wagon où j'étais seul; il faisait un soleil splendide, on étouffait; je baissai le store bleu qui ne laissa passer qu'une raie de soleil. Mais aussitôt je vis ma grand'mère, telle qu'elle était assise dans le train à notre départ de Paris à Balbec, quand, dans la souffrance de me voir prendre de la bière, elle avait préféré ne pas regarder, fermer les yeux et faire semblant de dormir. Moi qui ne pouvais supporter autrefois la souffrance qu'elle avait quand mon grand-père prenait du cognac, je lui avais infligé celle, non pas même seulement de me voir prendre, sur l'invitation d'un autre, une boisson qu'elle croyait funeste pour moi, mais je l'avais forcée à me laisser libre de m'en gorger à ma guise; bien plus, par mes colères, mes crises d'étouffement, je l'avais forcée à m'y aider, à me le conseiller, dans une résignation suprême dont j'avais devant ma mémoire l'image muette, désespérée, aux yeux clos pour ne pas voir. Un tel souvenir, comme un coup de baguette, m'avait de nouveau rendu l'âme que j'étais en train de perdre depuis quelque temps; qu'est-ce que j'aurais pu faire de Rosemonde quand mes lèvres tout entières étaient parcourues seulement par le désir désespéré d'embrasser une morte? qu'aurais-je pu dire aux Cambremer et aux Verdurin quand mon coeur battait si fort parce que s'y reformait à tout moment la douleur que ma grand'mère avait soufferte? Je ne pus rester dans ce wagon. Dès que le train s'arrêta à Maineville-la-Teinturière, renonçant à mes projets, je descendis, je rejoignis la falaise et j'en suivis les chemins sinueux. Maineville avait acquis depuis quelque temps une importance considérable et une réputation particulière, parce qu'un directeur de nombreux casinos, marchand de bien-être, avait fait construire non loin de là, avec un luxe de mauvais goût capable de rivaliser avec celui d'un palace, un établissement, sur lequel nous reviendrons, et qui était, à franc parler, la première maison publique pour gens chics qu'on eût eu l'idée de construire sur les côtes de France. C'était la seule. Chaque port a bien la sienne, mais bonne seulement pour les marins et pour les amateurs de pittoresque que cela amuse de voir, tout près de l'église immémoriale, la patronne presque aussi vieille, vénérable et moussue, se tenir devant sa porte mal famée en attendant le retour des bateaux de pêche.
M'écartant de l'éblouissante maison de «plaisir», insolemment dressée là malgré les protestations des familles inutilement adressées au maire, je rejoignis la falaise et j'en suivis les chemins sinueux dans la direction de Balbec. J'entendis sans y répondre l'appel des aubépines. Voisines moins cossues des fleurs de pommiers, elles les trouvaient bien lourdes, tout en reconnaissant le teint frais qu'ont les filles, aux pétales roses, de ces gros fabricants de cidre. Elles savaient que, moins richement dotées, on les recherchait cependant davantage et qu'il leur suffisait, pour plaire, d'une blancheur chiffonnée.
Quand je rentrai, le concierge de l'hôtel me remit une lettre de deuil où faisaient part le marquis et la marquise de Gonneville, le vicomte et la vicomtesse d'Amfreville, le comte et la comtesse de Berneville, le marquis et la marquise de Graincourt, le comte d'Amenoncourt, la comtesse de Maineville, le comte et la comtesse de Franquetot, la comtesse de Chaverny née d'Aigleville, et de laquelle je compris enfin pourquoi elle m'était envoyée quand je reconnus les noms de la marquise de Cambremer née du Mesnil La Guichard, du marquis et de la marquise de Cambremer, et que je vis que la morte, une cousine des Cambremer, s'appelait Éléonore-Euphrasie-Humbertine de Cambremer, comtesse de Criquetot. Dans toute l'étendue de cette famille provinciale, dont le dénombrement remplissait des lignes fines et serrées, pas un bourgeois, et d'ailleurs pas un titre connu, mais tout le ban et l'arrière-ban des nobles de la région qui faisaient chanter leurs noms-ceux de tous les lieux intéressants du pays-aux joyeuses finales en _ville_, en _court_, parfois plus sourdes (en _tôt_). Habillés des tuiles de leur château ou du crépi de leur église, la tête branlant dépassant à peine la voûte ou le corps de logis, et seulement pour se coiffer du lanternon normand ou des colombages du toit en poivrière, ils avaient l'air d'avoir sonné le rassemblement de tous les jolis villages échelonnés ou dispersés à cinquante lieues à la ronde et de les avoir disposés en formation serrée, sans une lacune, sans un intrus, dans le damier compact et rectangulaire de l'aristocratique lettre bordée de noir.