mettant à sa place, je m'attendrissais devant cette brave fille habituée à ce qu'on eût pour elle des procédés aimables et loyaux, et que le bon camarade qu'elle avait pu croire que j'étais pour elle poursuivait, depuis des semaines, de persécutions qui étaient enfin arrivées à leur point culminant. C'est parce que je me plaçais à un point de vue purement humain, extérieur à nous deux et d'où mon amour jaloux s'évanouissait, que j'éprouvais pour Albertine cette pitié profonde, qui l'eût moins été si je ne l'avais pas aimée. Du reste, dans cette oscillation rythmée qui va de la déclaration à la brouille (le plus sûr moyen, le plus efficacement dangereux pour former, par mouvements opposés et successifs, un noeud qui ne se défasse pas et nous attache solidement à une personne), au sein du mouvement de retrait qui constitue l'un des deux éléments du rythme, à quoi bon distinguer encore les reflux de la pitié humaine, qui, opposés à l'amour, quoique ayant peut-être inconsciemment la même cause, produisent en tout cas les mêmes effets? En se rappelant plus tard le total de tout ce qu'on a fait pour une femme, on se rend compte souvent que les actes inspirés par le désir de montrer qu'on aime, de se faire aimer, de gagner des faveurs, ne tiennent guère plus de place que ceux dus au besoin humain de réparer les torts envers l'être qu'on aime, par simple devoir moral, comme si on ne l'aimait pas. «Mais enfin qu'est-ce que j'ai pu faire?» me demanda Albertine. On frappa; c'était le lift; la tante d'Albertine, qui passait devant l'hôtel en voiture, s'était arrêtée à tout hasard pour voir si elle n'y était pas et la ramener. Albertine fit répondre qu'elle ne pouvait pas descendre, qu'on dînât sans l'attendre, qu'elle ne savait pas à quelle heure elle rentrerait. «Mais votre tante sera fâchée?-Pensez-vous! Elle comprendra très bien.» Ainsi donc, en ce moment, du moins, tel qu'il n'en reviendrait peut-être pas, un entretien avec moi se trouvait, par suite des circonstances, être aux yeux d'Albertine une chose d'une importance si évidente qu'on dût le faire passer avant tout, et à laquelle, se reportant sans doute instinctivement à une jurisprudence familiale, énumérant telles conjonctures où, quand la carrière de M. Bontemps était en jeu, on n'avait pas regardé à un voyage, mon amie ne doutait pas que sa tante trouvât tout naturel de voir sacrifier l'heure du dîner. Cette heure lointaine qu'elle passait sans moi, chez les siens, Albertine l'ayant fait glisser jusqu'à moi me la donnait; j'en pouvais user à ma guise. Je finis par oser lui dire ce qu'on m'avait raconté de son genre de vie, et que, malgré le profond dégoût que m'inspiraient les femmes atteintes du même vice, je ne m'en étais pas soucié jusqu'à ce qu'on m'eût nommé sa complice, et qu'elle pouvait comprendre facilement, au point où j'aimais Andrée, quelle douleur j'en avais ressentie. Il eût peut-être été plus habile de dire qu'on m'avait cité aussi d'autres femmes, mais qui m'étaient indifférentes. Mais la brusque et terrible révélation que m'avait faite Cottard était entrée en moi me déchirer, telle quelle, tout entière, mais sans plus. Et de même qu'auparavant je n'aurais jamais eu de moi-même l'idée qu'Albertine aimait Andrée, ou du moins pût avoir des jeux caressants avec elle, si Cottard ne m'avait pas fait remarquer leur pose en valsant, de même je n'avais pas su passer de cette idée à celle, pour moi tellement différente, qu'Albertine pût avoir avec d'autres femmes qu'Andrée des relations dont l'affection n'eût même pas été l'excuse. Albertine, avant même de me jurer que ce n'était pas vrai, manifesta, comme toute personne à qui on vient d'apprendre qu'on a ainsi parlé d'elle, de la colère, du chagrin et, à l'endroit du calomniateur inconnu, la curiosité rageuse de savoir qui il était et le désir d'être confrontée avec lui pour pouvoir le confondre. Mais elle m'assura qu'à moi du moins, elle n'en voulait pas. «Si cela avait été vrai, je vous l'aurais avoué. Mais Andrée et moi nous avons aussi horreur l'une que l'autre de ces choses-là. Nous ne sommes pas arrivées à notre âge sans voir des femmes aux cheveux courts, qui ont des manières d'hommes et le genre que vous dites, et rien ne nous révolte autant.» Albertine ne me donnait que sa parole, une parole péremptoire et non appuyée de preuves. Mais c'est justement ce qui pouvait le mieux me calmer, la jalousie appartenant à cette famille de doutes maladifs que lève bien plus l'énergie d'une affirmation que sa vraisemblance. C'est d'ailleurs le propre de l'amour de nous rendre à la fois plus défiants et plus crédules, de nous faire soupçonner, plus vite que nous n'aurions fait une autre, celle que nous aimons, et d'ajouter foi plus aisément à ses dénégations. Il faut aimer pour prendre souci qu'il n'y ait pas que des honnêtes femmes, autant dire pour s'en aviser, et il faut aimer aussi pour souhaiter, c'est-à-dire pour s'assurer qu'il y en a. Il est humain de chercher la douleur et aussitôt à s'en délivrer. Les propositions qui sont capables d'y réussir nous semblent facilement vraies, on ne chicane pas beaucoup sur un calmant qui agit. Et puis, si multiple que soit l'être que nous aimons, il peut en tout cas nous présenter deux personnalités essentielles, selon qu'il nous apparaît comme nôtre ou comme tournant ses désirs ailleurs que vers nous. La première de ces personnalités possède la puissance particulière qui nous empêche de croire à la réalité de la seconde, le secret spécifique pour apaiser les souffrances que cette dernière a causées. L'être aimé est successivement le mal et le remède qui suspend et aggrave le mal. Sans doute j'avais été depuis longtemps, par la puissance qu'exerçait sur mon imagination et ma faculté d'être ému l'exemple de Swann, préparé à croire vrai ce que je craignais au lieu de ce que j'aurais souhaité. Aussi la douceur apportée par les affirmations d'Albertine faillit-elle en être compromise un moment parce que je me rappelai l'histoire d'Odette. Mais je me dis que, s'il était juste de faire sa part au pire, non seulement quand, pour comprendre les souffrances de Swann, j'avais essayé de me mettre à la place de celui-ci, mais maintenant qu'il s'agissait de moi-même, en cherchant la vérité comme s'il se fût agi d'un autre, il ne fallait cependant pas que, par cruauté pour moi-même, soldat qui choisit le poste non pas où il peut être le plus utile mais où il est le plus exposé, j'aboutisse à l'erreur de tenir une supposition pour plus vraie que les autres, à cause de cela seul qu'elle était la plus douloureuse. N'y avait-il pas un abîme entre Albertine, jeune fille d'assez bonne famille bourgeoise, et Odette, cocotte vendue par sa mère dès son enfance? La parole de l'une ne pouvait être mise en comparaison avec celle de l'autre. D'ailleurs Albertine n'avait en rien à me mentir le même intérêt qu'Odette à Swann. Et encore à celui-ci Odette avait avoué ce qu'Albertine venait de nier. J'aurais donc commis une faute de raisonnement aussi grave-quoique inverse-que celle qui m'eût incliné vers une hypothèse parce que celle-ci m'eût fait moins souffrir que les autres, en ne tenant pas compte de ces différences de fait dans les situations, et en reconstituant la vie réelle de mon amie uniquement d'après ce que j'avais appris de celle d'Odette. J'avais devant moi une nouvelle Albertine, déjà entrevue plusieurs fois, il est vrai, vers la fin de mon premier séjour à Balbec, franche, bonne, une Albertine qui venait, par affection pour moi, de me pardonner mes soupçons et de tâcher à les dissiper. Elle me fit asseoir à côté d'elle sur mon lit. Je la remerciai de ce qu'elle m'avait dit, je l'assurai que notre réconciliation était faite et que je ne serais plus jamais dur avec elle. Je dis à Albertine qu'elle devrait tout de même rentrer dîner. Elle me demanda si je n'étais pas bien comme cela. Et attirant ma tête pour une caresse qu'elle ne m'avait encore jamais faite et que je devais peut-être à notre brouille finie, elle passa légèrement sa langue sur mes lèvres, qu'elle essayait d'entr'ouvrir. Pour commencer je ne les desserrai pas. «Quel grand méchant vous faites!» me dit-elle.