Non seulement les jeunes filles étaient peu nombreuses, mais, en cette saison qui n'était pas encore «la saison», elles restaient peu. Je me souviens d'une au teint roux de colaeus, aux yeux verts, aux deux joues rousses et dont la figure double et légère ressemblait aux graines ailées de certains arbres. Je ne sais quelle brise l'amena à Balbec et quelle autre la remporta. Ce fut si brusquement que j'en eus pendant plusieurs jours un chagrin que j'osai avouer à Albertine quand je compris qu'elle était partie pour toujours.
Il faut dire que plusieurs étaient ou des jeunes filles que je ne connaissais pas du tout, ou que je n'avais pas vues depuis des années. Souvent, avant de les rencontrer, je leur écrivais. Si leur réponse me faisait croire à un amour possible, quelle joie! On ne peut pas, au début d'une amitié pour une femme, et même si elle ne doit pas se réaliser par la suite, se séparer de ces premières lettres reçues. On les veut avoir tout le temps auprès de soi, comme de belles fleurs reçues, encore toutes fraîches, et qu'on ne s'interrompt de regarder que pour les respirer de plus près. La phrase qu'on sait par coeur est agréable à relire et, dans celles moins littéralement apprises, on veut vérifier le degré de tendresse d'une expression. A-t-elle écrit: «Votre chère lettre?» Petite déception dans la douceur qu'on respire, et qui doit être attribuée soit à ce qu'on a lu trop vite, soit à l'écriture illisible de la correspondante; elle n'a pas mis: «Et votre chère lettre», mais: «En voyant cette lettre». Mais le reste est si tendre. Oh! que de pareilles fleurs viennent demain. Puis cela ne suffit plus, il faudrait aux mots écrits confronter les regards, la voix. On prend rendez-vous, et-sans qu'elle ait changé peut-être-là où on croyait, sur la description faite ou le souvenir personnel, rencontrer la fée Viviane, on trouve le Chat botté. On lui donne rendez-vous pour le lendemain quand même, car c'est tout de même elle et ce qu'on désirait, c'est elle. Or ces désirs pour une femme dont on a rêvé ne rendent pas absolument nécessaire la beauté de tel trait précis. Ces désirs sont seulement le désir de tel être; vagues comme des parfums, comme le styrax était le désir de Prothyraïa, le safran le désir éthéré, les aromates le désir d'Héra, la myrrhe le parfum des mages, la manne le désir de Nikè, l'encens le parfum de la mer. Mais ces parfums que chantent les Hymnes orphiques sont bien moins nombreux que les divinités qu'ils chérissent. La myrrhe est le parfum des mages, mais aussi de Protogonos, de Neptune, de Nérée, de Leto; l'encens est le parfum de la mer, mais aussi de la belle Diké, de Thémis, de Circé, des neuf Muses, d'Eos, de Mnémosyne, du Jour, de Dikaïosunè. Pour le styrax, la manne et les aromates, on n'en finirait pas de dire les divinités qui les inspirent, tant elles sont nombreuses. Amphiétès a tous les parfums excepté l'encens, et Gaïa rejette uniquement les fèves et les aromates. Ainsi en était-il de ces désirs de jeunes filles que j'avais. Moins nombreux qu'elles n'étaient, ils se changeaient en des déceptions et des tristesses assez semblables les unes aux autres. Je n'ai jamais voulu de la myrrhe. Je l'ai réservée pour Jupien et pour la princesse de Guermantes, car elle est le désir de Protogonos «aux deux sexes, ayant le mugissement du taureau, aux nombreuses orgies, mémorable, inénarrable, descendant, joyeux, vers les sacrifices des Orgiophantes».
Mais bientôt la saison battit son plein; c'était tous les jours une arrivée nouvelle, et à la fréquence subitement croissante de mes promenades, remplaçant la lecture charmante des _Mille et Une Nuits_, il y avait une cause dépourvue de plaisir et qui les empoisonnait tous. La plage était maintenant peuplée de jeunes filles, et l'idée que m'avait suggérée Cottard m'ayant, non pas fourni de nouveaux soupçons, mais rendu sensible et fragile de ce côté, et prudent à ne pas en laisser se former en moi, dès qu'une jeune femme arrivait à Balbec, je me sentais mal à l'aise, je proposais à Albertine les excursions les plus éloignées, afin qu'elle ne pût faire la connaissance et même, si c'était possible, pût ne pas recevoir la nouvelle venue. Je redoutais naturellement davantage encore celles dont on remarquait le mauvais genre ou connaissait la mauvaise réputation; je tâchais de persuader à mon amie que cette mauvaise réputation n'était fondée sur rien, était calomnieuse, peut-être sans me l'avouer par une peur, encore inconsciente, qu'elle cherchât à se lier avec la dépravée ou qu'elle regrettât de ne pouvoir la chercher, à cause de moi, ou qu'elle crût, par le nombre des exemples, qu'un vice si répandu n'est pas condamnable. En le niant de chaque coupable je ne tendais pas à moins qu'à prétendre que le saphisme n'existe pas. Albertine adoptait mon incrédulité pour le vice de telle et telle: «Non, je crois que c'est seulement un genre qu'elle cherche à se donner, c'est pour faire du genre.» Mais alors je regrettais presque d'avoir plaidé l'innocence, car il me déplaisait qu'Albertine, si sévère autrefois, pût croire que ce «genre» fût quelque chose d'assez flatteur, d'assez avantageux, pour qu'une femme exempte de ces goûts eût cherché à s'en donner l'apparence. J'aurais voulu qu'aucune femme ne vînt plus à Balbec; je tremblais en pensant que, comme c'était à peu près l'époque où Mme Putbus devait arriver chez les Verdurin, sa femme de chambre, dont Saint-Loup ne m'avait pas caché les préférences, pourrait venir excursionner jusqu'à la plage, et, si c'était un jour où je n'étais pas auprès d'Albertine, essayer de la corrompre. J'arrivais à me demander, comme Cottard ne m'avait pas caché que les Verdurin tenaient beaucoup à moi, et, tout en ne voulant pas avoir l'air, comme il disait, de me courir après, auraient donné beaucoup pour que j'allasse chez eux, si je ne pourrais pas, moyennant les promesses de leur amener à Paris tous les Guermantes du monde, obtenir de Mme Verdurin que, sous un prétexte quelconque, elle prévînt Mme Putbus qu'il lui était impossible de la garder chez elle et la fît repartir au plus vite. Malgré ces pensées, et comme c'était surtout la présence d'Andrée qui m'inquiétait, l'apaisement que m'avaient procuré les paroles d'Albertine persistait encore un peu;-je savais d'ailleurs que bientôt j'aurais moins besoin de lui, Andrée devant partir avec Rosemonde et Gisèle presque au moment où tout le monde arrivait, et n'ayant plus à rester auprès d'Albertine que quelques semaines. Pendant celles-ci d'ailleurs, Albertine sembla combiner tout ce qu'elle faisait, tout ce qu'elle disait, en vue de détruire mes soupçons s'il m'en restait, ou de les empêcher de renaître. Elle s'arrangeait à ne jamais rester seule avec Andrée, et insistait, quand nous rentrions, pour que je l'accompagnasse jusqu'à sa porte, pour que je vinsse l'y chercher quand nous devions sortir. Andrée cependant prenait de son côté une peine égale, semblait éviter de voir Albertine. Et cette apparente entente entre elles n'était pas le seul indice qu'Albertine avait dû mettre son amie au courant de notre entretien et lui demander d'avoir la gentillesse de calmer mes absurdes soupçons.