Выбрать главу

37

Hervé Joncour attendit encore deux jours un signe quelconque. Puis il partit.

À un peu plus d’une demi-heure du village, il se trouva passer non loin d’un bois d’où arrivait un singulier, et argentin vacarme. On y voyait, cachées parmi les feuilles, les milliers de taches sombres d’une bande d’oiseaux, arrêtés là pour se reposer. Sans rien expliquer aux deux hommes qui l’accompagnaient, Hervé Joncour arrêta son cheval, prit son revolver à sa ceinture et tira six coups en l’air. La bande d’oiseaux, terrorisée, s’éleva dans le ciel, comme la colonne de fumée s’échappant d’un incendie. Si haute, que tu l’aurais vue à des jours et des jours de marche. Noire dans le ciel, sans autre but que son propre égarement.

38

Six jours plus tard, Hervé Joncour s’embarqua, à Takaoka, sur un navire de contrebandiers hollandais qui le déposa à Sabirk. De là, il remonta la frontière chinoise jusqu’au lac Baïkal, traversa quatre mille kilomètres de terre sibérienne, franchit les monts Oural, atteignit Kiev et parcourut en train toute l’Europe, d’est en ouest, avant d’arriver, après trois mois de voyage, en France. Le premier dimanche d’avril – à temps pour la grand-messe – il était aux portes de Lavilledieu. Il fit arrêter sa voiture et, pendant quelques minutes, resta assis, immobile, derrière les rideaux tirés. Puis il descendit et continua à pied, pas après pas, avec une fatigue infinie.

Baldabiou lui demanda s’il avait vu la guerre.

— Pas celle que j’attendais, répondit-il.

La nuit, il vint dans le lit d’Hélène et l’aima avec une telle impatience qu’elle prit peur et ne put retenir ses larmes. Quand elle vit qu’il s’en apercevait, elle s’efforça de lui sourire.

— C’est seulement que je suis tellement heureuse lui dit-elle doucement.

39

Hervé Joncour remit les œufs aux sériciculteurs de Lavilledieu. Puis, pendant plusieurs jours, il ne se montra plus dans le pays, négligeant même son habituel et quotidien passage chez Verdun. Aux premiers jours de mai, à la stupeur générale, il acheta la maison abandonnée de Jean Berbek, celui qui s’était arrêté un jour de parler et jusqu’à sa mort n’avait plus rien dit. Tout le monde pensa qu’il avait en tête d’y faire son nouvel atelier. Il ne s’occupa même pas de la débarrasser. Il y allait, de temps en temps, et il restait là, seul, dans ces pièces, à quoi faire, on n’en savait rien. Un jour, il y emmena Baldabiou.

— Tu sais, toi pourquoi Jean Berbek s’est arrêté de parler ? lui demanda-t-il.

— C’est une des nombreuses choses qu’il n’a jamais dites.

Des années s’étaient écoulées mais il y avait encore les cadres accrochés au mur et les casseroles sur l’égouttoir, à côté de l’évier. Ce n’était pas très gai, et Baldabiou, pour sa part, serait volontiers ressorti. Mais Hervé Joncour continuait à regarder, fasciné, ces murs moisis et morts. C’était évident : il cherchait quelque chose, ici.

— Peut-être que ta vie, des fois, elle tourne d’une drôle de manière, et qu’il n’y a plus rien à ajouter.

Dit-il.

— Plus rien. Plus jamais.

Baldabiou n’était pas vraiment taillé pour les conversations sérieuses. Il regardait le lit de Jean Berbek.

— Peut-être que n’importe qui serait devenu muet, dans une maison aussi affreuse.

Hervé Joncour continua pendant des jours encore à mener une vie retirée, se montrant rarement, dans le pays, et consacrant tout son temps à travailler au projet du parc qu’un jour ou l’autre il construirait. Il noircissait des feuilles et des feuilles de dessins bizarres, on aurait dit des machines. Un soir, Hélène lui demanda

— Qu’est-ce que c’est ?

— C’est une volière.

— Une volière ?

— Oui.

— Et pour servir à quoi ?

Hervé Joncour gardait les yeux fixés sur ces dessins.

— Tu la remplis d’oiseaux, le plus que tu peux, et le jour où il t’arrive quelque chose d’heureux, tu ouvres la porte en grand et tu les regardes s’envoler.

40

À la fin du mois de juillet, Hervé Joncour partit, accompagné de sa femme, pour Nice. Ils s’installèrent dans une petite villa, sur le bord de la mer. C’était Hélène qui l’avait voulu, persuadée que la tranquillité d’un refuge isolé réussirait à tempérer l’humeur mélancolique qui semblait s’être emparée de son mari. Elle avait eu l’adresse, néanmoins, de faire passer ce choix pour un caprice personnel, offrant à l’homme qu’elle aimait le plaisir de le lui pardonner.

Ils vécurent ensemble trois semaines de menu et inentamable bonheur. Dans les journées où la chaleur se faisait plus clémente, ils louaient un fiacre et s’amusaient de découvrir les villages cachés sur les collines, où la mer ressemblait à un décor de papier peint. Parfois, ils allaient en ville pour un concert ou une occasion mondaine. Un soir, ils acceptèrent l’invitation d’un baron italien qui fêtait son soixantième anniversaire par un dîner solennel à l’Hôtel Suisse. On en était au dessert, quand Hervé Joncour leva les yeux vers Hélène. Elle était assise de l’autre côté de la table, à côté d’un séduisant gentleman anglais qui, curieusement, arborait au revers de son habit un anneau de petites fleurs bleues. Hervé Joncour le vit se pencher vers Hélène et lui murmurer quelque chose à l’oreille. Hélène se mit à rire, d’un rire superbe, et en riant fléchit un peu la tête vers le gentleman anglais, allant jusqu’à effleurer, de ses cheveux, son épaule, en un geste qui était sans aucun embarras mais qui avait seulement une exactitude déconcertante. Hervé Joncour baissa les yeux sur son assiette. Il ne put s’empêcher de remarquer que sa propre main, serrée sur la petite cuillère en argent, s’était mise indéniablement à trembler.

Plus tard, au fumoir, Hervé Joncour, chancelant du trop d’alcool qu’il avait bu, s’approcha d’un homme qui, assis, seul, à une table, regardait devant lui, une expression vaguement ahurie sur le visage. Il se pencha vers lui et lui dit lentement

— Je dois vous communiquer quelque chose de très important, monsieur. Nous sommes tous répugnants. Nous sommes tous merveilleux, et nous sommes tous répugnants.

L’homme venait de Dresde. Il faisait du trafic de viande et ne comprenait pas bien le français. Il éclata d’un rire fracassant, secouant la tête en signe d’acquiescement, à plusieurs reprises : on aurait dit qu’il n’allait plus s’arrêter.

Hervé Joncour et sa femme demeurèrent sur la Riviera jusqu’au début du mois de septembre. Ils quittèrent à regret la petite villa, car ils avaient senti léger, entre ces murs, le lot de s’aimer.

41

Baldabiou arriva chez Hervé Joncour de bon matin. Ils s’assirent sous le porche.

— Il n’est pas extraordinaire, ce parc.

— Je n’ai pas encore commencé à le construire, Baldabiou.

— Ah c’est pour ça.

Baldabiou ne fumait jamais, le matin. Il sortit sa pipe, la bourra et l’alluma.

— J’ai rencontré ce Pasteur. Il est bien, cet homme. Il m’a montré. Il est capable de reconnaître les œufs malades des œufs sains. Il ne sait pas les soigner, bien sûr. Mais il peut isoler ceux qui sont sains. Et il dit que probablement trente pour cent de ceux que nous produisons le sont.

Pause.

— On dit qu’au Japon la guerre a éclaté, cette fois pour de bon. Les Anglais donnent des armes au gouvernement, les Hollandais aux rebelles. Il paraît qu’ils sont d’accord entre eux. Ils vont les laisser s’étriper, et ensuite ils prendront tout et se le partageront. Le consulat français regarde, eux pour regarder ils sont toujours là. Bons qu’à envoyer des dépêches pour raconter les massacres et les étrangers égorgés comme des moutons. Pause.