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John Varley

Sorcière

Pour K. L. King,

Kenneth J. Alford

et

John Philip Sousa

Le lecteur sans doute étonné des noms étranges portés par les Titanides s’interrogera sur l’origine de leur construction. La voici : Le « prénom » correspond à un instrument de musique, le « nom » à une danse ou à un genre musical et le « surnom » (indiqué entre parenthèses) indique en quelque sorte la tonalité du morceau en reprenant l’un des sept modes en usage dans la musique grecque antique – mythologie oblige ! – à savoir, le dorien (correspondant à une gamme diatonique descendante du mi 3 au mi 2), le phrygien ou éolien (ré 3-ré 2), le lydien (do 3-do 2), le myxolydien (si 2-si 1), l’hypodorien (la 2-la 1), l’hypophrygien (sol 3-sol 2) et l’hypolydien (fa 3-fa 2). Il fallait que ce fût dit.

(N.d.T.)

PROLOGUE

La plus belle du bal

Depuis trois millions d’années, Gaïa tournait dans son splendide isolement.

Parmi ceux qui vivaient en son sein, certains connaissaient l’existence d’un espace plus vaste à l’extérieur de la grande roue. Bien longtemps avant la création des anges, des créatures ailées avaient parcouru les hautes voûtes de ses rayons et considéré, par les arcatures de ses fenêtres, la forme de Dieu. Nulle part ailleurs l’obscurité ne révélait un être identique à Gaïa.

Tel était l’ordre naturel des choses :

Dieu était le monde, le monde une roue et la roue était Gaïa.

* * *

Gaïa n’était pas une divinité jalouse.

Nul n’avait à l’adorer et personne d’ailleurs n’y avait songé. Elle n’exigeait ni sacrifices, ni temples, ni chœurs pour chanter ses louanges.

Gaïa s’enivrait d’effluves énergétiques dans les parages de Saturne. Elle avait des sœurs dans toute la Galaxie. Déesses elles aussi, mais si lointaines que la distance ne faisait que renforcer la théologie de Gaïa. Ses conversations avec elles prenaient des siècles à la vitesse de la lumière. Elle avait des enfants en orbite autour d’Uranus. Considérées également comme des déesses pour ceux qui vivaient en leur sein, elles n’avaient toutefois que peu d’importance : Gaïa était le Titan suprême ; elle était la plus belle du bal.

Pour ses habitants, Gaïa n’était pas un concept lointain. On pouvait la voir. On pouvait lui parler. Pour la joindre, il suffisait de grimper six cents kilomètres. Un voyage formidable, mais une distance concevable. Voilà qui mettait le paradis à portée de ceux qui avaient le cran d’effectuer l’ascension. Elle recevait en moyenne une visite par millénaire.

Prier Gaïa était inutile : elle n’avait pas le temps d’écouter tous ceux qui étaient en elle ; l’aurait-elle eu qu’elle ne les aurait pas écoutés davantage : elle ne daignait s’adresser qu’à des héros. Déesse de chair et de sang, ses os étaient la terre, massifs étaient ses cœurs, caverneuses ses artères et c’est de son propre lait qu’elle nourrissait les siens. Un lait peut-être pas toujours doux mais toujours abondant.

* * *

À l’époque où sur Terre s’édifiaient les pyramides, Gaïa prit conscience des changements qui s’opéraient en elle. C’est dans le noyau que se trouvait localisé le centre de sa conscience. Toutefois, à l’instar des dinosaures terriens, son cerveau était décentralisé pour permettre aux fonctions les plus prosaïques de s’exercer avec une relative autonomie. Une telle disposition évitait à Gaïa d’être submergée par les détails. Elle avait parfaitement fonctionné pendant fort longtemps. Disposés à la couronne de son vaste anneau, douze cerveaux satellites avaient chacun la responsabilité d’une région. Tous reconnaissaient la suzeraineté de Gaïa ; dans les premiers temps, à vrai dire, il eût été difficile de considérer ces cerveaux vassaux comme séparés d’elle-même.

Mais le temps était son ennemi. Familière de la notion de mort, elle en connaissait intimement tous les procédés et tous les stratagèmes ; elle ne la craignait pas. Il y avait eu un temps où elle n’existait pas et elle savait que reviendrait un temps analogue. Voilà qui divisait nettement l’éternité ; en trois parties égales.

Elle n’ignorait pas que les Titans étaient sujets au vieillissement – elle avait entendu trois de ses sœurs dégénérer dans le délire et les fantasmes séniles avant de se taire à tout jamais. Mais elle ignorait de quelle manière son corps vieillissant la trahirait. Un homme soudain étranglé par ses propres mains n’aurait pas été plus surpris que Gaïa lorsque l’un de ses cerveaux annexes se mit à résister à sa volonté.

Trois millions d’années de pouvoir ne l’avaient guère préparée à l’art du compromis. Peut-être aurait-elle pu vivre en paix avec ses cerveaux satellites si elle avait daigné prêter l’oreille à leurs griefs. Mais d’un autre côté, deux de ses régions avaient sombré dans la folie tandis qu’une troisième manifestait une malveillance qui ne valait guère mieux. Cent ans durant, la grande roue de Gaïa vibra des contrecoups de la guerre. Ces batailles épiques faillirent bien la disloquer complètement et se traduisirent par des pertes énormes parmi ses créatures, aussi impuissantes que peuvent l’être des Hindous face aux divinités du mythe védique.

Nulle silhouette titanesque n’avait parcouru la courbure de l’anneau en lançant des éclairs et en renversant des montagnes. Dans ce combat les dieux étaient les régions elles-mêmes. La raison disparut tandis que le sol s’ouvrait et que les flammes tombaient des rayons. Des civilisations vieilles de cent mille ans furent balayées sans laisser de traces et d’autres retombèrent dans la barbarie.

Les douze régions de Gaïa étaient trop entêtées, trop méfiantes pour s’unir contre elle. Son alliée la plus sûre était la zone d’Hypérion ; son plus implacable ennemi : Océan. Ces deux territoires étaient voisins. Ils furent l’un et l’autre dévastés avant que la guerre ne se mût en une trêve armée.

* * *

Mais, comme si la révolte et la guerre n’avaient pu suffire aux malheurs d’une divinité vieillissante, à l’extérieur, des désastres pires encore se précisaient. En un clin d’œil les bruits les plus incongrus avaient envahi les ondes. Elle les avait au début pris pour de nouveaux symptômes de gâtisme galopant : C’était elle sûrement qui avait inventé ces voix mystérieuses venues de l’espace et qui s’appelaient Lowell Thomas, Fred Allen et la Mère Denis. Mais elle finit par piger le truc. Et devint même une auditrice passionnée. S’il y avait eu un service postal avec la Terre elle aurait été du genre à expédier des capsules de bouteilles au Señor Cruz. Elle adorait Fibber McGee et se montrait une fan fidèle de Amos et Andy.

La télévision fut pour elle un choc équivalent à celui du cinéma parlant pour le public de la fin des années vingt. Tout comme aux premiers jours de la radio, les programmes restèrent des années durant en grande partie d’origine américaine ; c’étaient ses préférés. Elle suivait les exploits de Lucy et Ricky et connaissait toutes les réponses du quitte ou double, un jeu qui d’ailleurs, découvrit-elle scandalisée, se révélait truqué. Elle regardait tout, ce qui, soupçonnait-elle, ne devait pas être le cas de bien des réalisateurs.

Il y avait des films et des émissions d’actualité. Et au cours de l’explosion électronique des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix ce fut l’équivalent de bibliothèques entières qui fut transmis. Mais à l’époque déjà, sa connaissance de la culture humaine était plus qu’académique. Et lorsqu’elle vit l’exploit de Neil Armstrong, cela ne fit que confirmer un soupçon déjà ancien. Tôt ou tard, les humains viendraient se pointer.