Robin en conclut, soit que Téthys ignorait les révélations de Gaby, soit qu’elle n’en avait rien dit à Théa. Après tout ce qu’on avait pu raconter sur les yeux et les oreilles de Gaïa, elle n’était plus très sûre de la portée des sens de Téthys. Elle soupçonnait que l’accès à ses chambres, cinq kilomètres au-dessus d’elle, était trop éloigné pour lui permettre un espionnage direct. Mais Théa l’ignorait sans doute sinon elle aurait déjà transmis l’information à Gaïa, laquelle n’ayant aucune envie de voir Cirocco mise au courant des circonstances du décès de Gaby, Robin à cette heure aurait déjà dû être morte.
« Tu n’as toujours pas répondu à ma question, dit Théa. Qu’est-ce qui m’empêche de te tuer maintenant puis de détruire le corps ?
— Je suis étonnée de t’entendre parler de manière aussi déloyale.
— Je n’ai rien dit de déloyal.
— Pourtant, la Sorcière est l’agent de Gaïa et tu te proposes de la tromper. Nous laisserons pour l’instant cette question pour ne considérer que l’aspect pratique des choses : la Sorcière, si elle vit, sait que…» Elle toussa, prétextant la gêne provoquée par les vapeurs.
« Robin, se morigéna-t-elle, toi et ta grande gueule…»
« Tu ne sais même pas si elle est en vie ? » demanda Théa et Robin crut déceler dans la douceur de sa question des sous-entendus menaçants.
— Je ne le savais pas, s’empressa-t-elle de répondre, mais à présent, bien sûr, il est évident qu’elle vit. Sinon, nous n’en parlerions pas. Pas vrai ?
— Je te concède ce point : elle est vivante. »
Des étincelles rouges se pourchassaient sur la surface conique de Théa. Robin s’en serait alarmée si elle n’avait pas observé une manifestation similaire lorsque Crios s’était fait réprimander. Théa évoquait là des souvenirs cuisants.
« Comme je disais donc, la Sorcière n’ignore pas que j’ai descendu l’escalier avec mes amis. Ils sont encore en vie et ils ont toutes les chances de le rester. Tôt ou tard, la Sorcière les retrouvera et alors…» Il y eut de nouvelles étincelles et Robin se demanda ce qu’elle avait pu dire : sans doute évoluait-elle en terrain délicat puis elle comprit qu’il était bizarre que Cirocco ne fût pas déjà descendue à leur recherche. Certes, elle gisait peut-être ivre morte sur le perron de l’Atelier de Musique mais, dans l’état actuel des choses, autant valait pour Robin qu’elle ne songe pas aux conséquences d’une telle éventualité. Et, apparemment, la menace avait assez intimidé Théa pour qu’elle continue d’écouter.
« La Sorcière va descendre voir, poursuivit Robin ; et dès qu’elle les aura retrouvés, ils lui diront par où je suis allée. Tu m’objecteras que j’aurais pu me perdre dans les labyrinthes de l’ouest mais crois-tu que la Sorcière sera satisfaite tant qu’elle n’aura pas retrouvé mon corps ? Et qui plus est, un corps mort de mort naturelle et non pas brûlé par l’acide. »
Théa était à nouveau silencieuse et Robin savait qu’elle avait dit tout ce qu’elle pouvait. Cette dernière question une fois posée, elle n’était plus très sûre qu’elle fût si bonne que cela. Est-ce que Cirocco viendrait bien à sa recherche ? Pourquoi ne l’avait-elle pas déjà fait ? Mais sans aucun doute n’abandonnerait-elle pas Gaby. Elle n’était quand même pas tombée si bas ?
Théa ne le pensait pas non plus.
« Va donc, lui dit-elle. Pars en vitesse avant que je ne change d’avis. Va porter ton message à la Sorcière et fasse que ton impudent sacrilège ne te rapporte pas un seul jour de chance sur ta route. Pars, pars vite. »
Robin crut devoir mentionner qu’elle ne serait jamais passée par ici s’il y avait eu une autre sortie mais il ne fallait pas trop pousser. Le niveau d’acide remontait déjà et elle commençait à craindre que Théa pût encore machiner quelque accident plausible. Elle se précipita vers les marches qu’elle gravit quatre à quatre.
Elle ne ralentit pas, même une fois hors de vue. Elle n’avait pas l’intention de ralentir du tout mais l’épuisement finit par avoir raison d’elle et elle trébucha, tomba sur les genoux et, haletante, s’étendit de tout son long sur trois marches.
Elle s’en était tirée mais cette fois n’en éprouvait aucun soulagement. Au contraire, elle ressentait un besoin qu’elle ne connaissait que trop bien : une irrépressible envie de pleurer.
Mais ce coup-ci, les larmes ne vinrent pas.
Elle se passa le sac à l’épaule et reprit l’ascension.
L’accès à l’escalier de Théa était obstrué par la neige. Au début, ignorant de quoi il s’agissait, Robin s’était approchée avec précaution. Les livres lui avaient appris que la neige était douce et poudreuse mais ce n’était pas le cas : celle-ci s’entassait en congères compactes.
Elle s’arrêta pour enfiler son pull. L’obscurité était presque totale maintenant que les oiseaux-luire étaient partis. Dans sa cage neuve, le seul qui demeurait était pratiquement mort. L’ascension précipitée ne lui avait pas laissé l’occasion d’en capturer un autre.
La première des choses était de sortir à l’air libre. Si le temps n’était pas couvert, elle devait être en mesure de voir la Mer Crépusculaire et donc de repérer la direction de l’ouest. Au-delà, elle n’avait aucune certitude. Elle essaya de se remémorer la carte qu’elle avait étudiée jadis. Le câble central de Théa gagnait-il le sol au nord ou bien au sud de l’Ophion ? Elle n’en savait plus rien et c’était important. Gaby leur avait dit que le meilleur itinéraire pour traverser Théa était par le fleuve gelé. Une fois qu’elle se serait orientée, elle irait vers le sud et si le chemin semblait grimper, elle ferait demi-tour puisqu’elle savait en tout cas que le câble était situé à proximité du fleuve.
Elle n’était pas encore sortie de la forêt de brins qu’elle dut enfiler tous ses vêtements. Elle n’aurait jamais imaginé un froid pareil. Avec malaise, elle se demanda si elle n’avait pas commis une erreur en se débarrassant de l’encombrante parka que Chris avait tenu à lui faire emporter. La chose, en son temps, avait paru sensée : elle prenait presque la moitié du volume de son sac à dos, l’encombrait et la déséquilibrait et elle avait eu la certitude que deux pulls, une veste légère et le reste de ses vêtements lui suffiraient à parer à toute éventualité. Mais il lui avait dit de garder la parka. Il avait bien insisté là-dessus.
Enfin, il lui restait au moins les bottes. Elles s’étaient montrées utiles dans les passages les plus délicats de l’ascension bien qu’elle eût ôté leur garnissage de fourrure qui la faisait transpirer des pieds. Comme pour le reste, elles montraient certes des signes de fatigue mais, confectionnée avec soin, elles étaient encore en bon état. Elle frotta de la neige sur les extrémités tachées par l’acide en espérant que la corrosion cesserait une fois le produit dilué dans l’eau.
Elle allait repartir lorsqu’elle se souvint d’un article inutilisé depuis le début du voyage et qui allait enfin se révéler utile. Elle fouina dans son sac et en sortit un petit thermomètre à mercure, l’approcha de l’oiseau-luire papillotant et loucha dessus. Elle n’en croyait pas ses yeux : mais même après avoir été secoué, il indiquait toujours moins vingt degrés. Elle souffla dessus et vit la mince colonne d’argent monter puis lentement redescendre. Voilà qui lui procurait un nouveau sujet d’inquiétude : elle pouvait mourir gelée si elle cessait de bouger.
« Alors, magne-toi le cul », se dit-elle. Elle finit par obtempérer. Elle aurait bien aimé être plus reposée mais dormir dans l’escalier de Théa avait été hors de question. Elle y songeait à nouveau, maintenant qu’elle avait de la neige jusqu’aux genoux. Elle pourrait toujours redescendre un peu, dormir au chaud puis repartir du bon pied.