En fin de compte, elle crut plus prudent de n’en rien faire : comment savoir si dans l’escalier elle était hors d’atteinte de Théa ?
Un dernier regard à l’oiseau-luire mourant l’avertit qu’elle ferait bien de se dépêcher. Si elle tardait à sortir de sous le câble, l’obscurité allait être complète.
Elle y arriva et apprit en cours de route deux ou trois choses sur la neige et la glace. En premier lieu, que la glace était infiniment plus traîtresse que le roc, même quand elle avait l’air solide. Quant à la neige… de la poudreuse comme il fallait, elle en avait largement soupé jusqu’à la fin de ses jours. Par endroits, elle s’amoncelait plus haut que sa tête. Et à plusieurs reprises, elle avait dû se frayer un passage entre d’énormes congères.
Mais elle aperçut le jour gris à peu près au moment où son oiseau-luire devenait inutilisable. Elle jeta la cage et se dirigea vers la lumière.
Ça lui faisait drôle de voir à nouveau aussi loin. Le temps était clair à Théa : l’air y était vif et mordant, avec une bise intermittente de cinq à dix kilomètres à l’heure qui aspirait la chaleur de sa peau lorsqu’elle l’effleurait.
Elle pouvait distinguer la Crépusculaire sur sa gauche : c’était donc l’ouest, ce qui voulait dire qu’il lui fallait contourner le câble pour aller vers le sud.
À moins qu’elle ne se souvînt mal. Il serait sage d’y réfléchir à deux fois avant d’entreprendre un trajet de contournement qu’elle serait obligée de refaire en sens inverse si jamais l’Ophion était au nord du câble. Elle en avait assez de revenir sur ses pas et cette fois elle devait penser à ses orteils qui commençaient déjà à se refroidir.
Elle se rappela que Théa était dominée par une chaîne de montagnes escarpées s’étendant du nord au sud entre les hauts plateaux. Et traversant la région presque en son milieu, l’Ophion se divisait en deux branches, nord et sud, quelque part près du centre de Théa. Le câble central s’ancrait près du confluent des deux bras. Presque tout le cours du bras méridional se développait sous l’un des deux manteaux glaciaires qui recouvraient la majeure partie de Théa, rendant son repérage pratiquement impossible. Mais la branche septentrionale était libre de glaces permanentes. Parfois, lors de certaines périodes du cycle climatique trentenaire de Gaïa, le dégel se produisait et une étroite vallée au centre de Théa connaissait un bref et pâle printemps. Ce n’était pas le cas à présent. Pourtant, même gelé, le cours d’eau ne serait guère difficile à trouver : il serait relativement horizontal et situé au fond d’une large dépression.
Plus elle y repensait et plus elle sentait que ses premiers souvenirs avaient été erronés ; le terrain devant elle descendait doucement. Il faisait trop sombre pour affirmer que le fleuve était bien devant mais elle en était à présent persuadée. Et puis après ? Il y avait une chance sur deux et comme ça, elle n’aurait pas à contourner d’abord le câble. Elle se dirigea vers le nord.
Elle n’avait pas franchi un kilomètre que le vent se levait. Bientôt, la neige balayée du sommet des congères lui fouettait les joues. Une fois encore, elle s’arrêta pour réarranger ses vêtements, s’enveloppant dans la couverture et la rabattant en une capuche qu’elle pouvait tenir serrée autour de son cou afin de se protéger jusqu’aux yeux.
Elle était assise lorsque quelque chose approcha : les rafales ne lui permettaient pas de distinguer clairement, mais c’était blanc, à peu près de la taille d’un ours polaire, avec des bras massifs et une gueule pleine de dents. L’animal était assis à l’observer et elle fit de même jusqu’au moment où il décida de se lever pour y regarder de plus près. Il voulait peut-être lui souhaiter le bonjour mais elle n’attendit pas pour vérifier. Il absorba sa première balle sans tiquer mais s’arrêta pour contempler la tache rouge qui s’élargissait sur sa fourrure. Comme il repartait, elle vida tout son chargeur et il se replia tel un linge propre et blanc puis ne bougea plus. Luttant contre le tremblement de ses mains, elle rechargea son arme avec ses dernières cartouches, en pestant à voix basse et en soufflant sur ses doigts pour les dégourdir. La créature n’avait toujours pas bougé lorsqu’elle eut terminé mais elle n’essaya pas de l’approcher. Elle fit un large détour et reprit sa descente.
En un sens, il valait mieux qu’elle n’eût pas réfléchi à ce qu’elle ferait une fois atteint le fleuve. Sinon, elle serait peut-être encore recroquevillée sous le câble.
Il était préférable de s’assigner des objectifs étape par étape, songeait-elle en dominant cette plaine large et venteuse qui devait être l’Ophion. Elle regarda vers l’est, puis vers l’ouest. Chaque direction lui semblait tout aussi impossible : elle était, pile au centre de Théa et dans chaque sens, plus de deux cents kilomètres la séparaient de la lumière.
À l’est, c’était Métis qui semblait doux et accueillant mais auquel il ne fallait pas se fier, au dire de Cirocco. Métis était un ennemi de Gaïa même s’il n’était pas aussi dangereux que Téthys.
À l’ouest, évidemment : Téthys, et le désert. En un sens, vu d’ici il ne paraissait pas si mal. Elle repensa à la chaleur cuisante des dunes puis aux esprits-de-sable cachés sous ces mêmes dunes et se tourna vers l’est. Elle n’avait vraiment pas le choix mais d’avoir fait semblant, lui avait donné quelques minutes de répit durant lesquelles elle n’avait pas pensé à ses pieds.
Le plus terrible était qu’elle brûlait tout en mourant de froid. Elle ne sentait pas ses orteils tout en même temps que la sueur lui dégoulinait dans le dos et le long des bras. L’effort la maintenait au chaud – à vrai dire, elle bouillait – mais le vent était glacial. D’un côté comme de l’autre, on n’y pouvait rien. Elle continua donc à marcher. Lorsqu’elle trébucha quelques heures plus tard et releva brusquement la tête en s’apercevant qu’elle avait failli s’endormir, elle se contraignit à faire une pause. Elle avait à présent suffisamment l’expérience de ce dangereux état d’hébétude, répandu parmi ceux qui tentaient de vivre à Gaïa sans horloge, pour savoir qu’elle avait largement atteint ses limites. Elle n’aurait su dire depuis combien de temps elle était debout mais cela devait bien faire deux ou trois jours. Elle était déjà fatiguée en pénétrant dans le corridor qui menait à Théa et, depuis ce moment, elle n’avait cessé de lutter contre l’épuisement. Elle savait qu’il était possible de dormir debout parce que cela lui était arrivé plus d’une fois lors de sa traversée de la caverne. Elle devait trouver un endroit pour dormir, et vite.
Rien ne semblait convenir. En essayant de se creuser la cervelle, il lui revint soudain quelque chose à propos de l’ensevelissement dans la neige. C’était absurde mais en l’occurrence, dormir en plein vent semblait encore plus idiot.
Près de la rive du fleuve gelé, la neige s’était amassée sur huit mètres de haut. Après être passée du côté sous le vent, elle entreprit de creuser la congère. La surface en était dure et croûteuse mais le travail ne tarda pas à devenir plus facile. Elle pelletait la neige des deux bras, s’acharnant fiévreusement pour creuser une niche assez grande pour abriter son corps. Quand ce fut fait, elle rampa à l’intérieur et tenta tant bien que mal de ramener la neige autour de l’entrée puis elle se recroquevilla le plus étroitement possible et s’endormit instantanément.