« Je t’avais prévenu que ce serait approximatif. Peut-être Serpent saura-t-il mieux faire en temps venu. En titanide le chant coule comme une rivière, mais en anglais…
— Il peut être fier de toi. Même s’il n’a pas le meilleur départ rêvé, n’est-ce pas ? » Et du geste, il embrassa les ténèbres et les rocs dénudés. « Tu aurais dû avoir Hichiriki et Cymbale et tous tes amis autour de toi.
— Oui. » Elle considéra la chose. « J’aurais dû te demander de chanter.
— Et tu n’aurais pas tardé à le regretter. »
Elle rit. « Hum ! Dans ce cas… Chris ! Il est là. ». Et bien là : une forme luisante apparaissait lentement mais inexorablement. Chris sentit l’irrépressible besoin de faire quelque chose : mettre de l’eau à bouillir, appeler un docteur, réconforter la mère, aider la délivrance… n’importe quoi. Mais si Serpent était venu au monde un rien plus vite, c’est qu’on l’aurait projeté d’une pichenette comme une graine de pastèque. Valiha lui avait déjà posé la tête au creux de son épaule et elle riait tout bas. S’il fallait un médecin, c’était pour Chris, pas pour la mère.
« Tu es sûre que je ne peux rien faire pour toi ?
— Fais-moi confiance. » Elle rit. « Bon. Tu peux le prendre – en faisant attention à ne pas marcher sur le cordon : il en aura encore besoin quelque temps – et l’amener vers moi. Prends-le sous le ventre avec les deux bras. Son tronc va retomber vers l’avant, aussi empêche-le de se cogner la tête mais ne t’inquiète pas. »
Elle lui avait déjà dit tout cela mais il valait mieux qu’elle le répète. En ce moment, il ne se serait pas senti capable de se curer le nez tout seul, et encore moins de manipuler un nouveau-né titanide. Mais il s’approcha, s’agenouilla et le regarda.
« Mais il ne respire pas.
— Ne t’inquiète pas pour ça : il respirera quand il y sera prêt. Amène-le-moi. »
Serpent était un amas informe d’arêtes et de peau humide. Pendant quelques instants Chris ne sut littéralement pas par quel bout le prendre, puis tout s’ordonna et il découvrit alors une mignonne petite fille à la chevelure rose emmêlée, collée contre son visage endormi. Pas si petite que ça… elle avait des seins pleinement développés. Et pas une fille non plus : c’était là justement le tour que jouaient les Titanides à tous les humains en ayant toujours l’air d’être des femelles quel que soit leur sexe. Le prépénis était bien là, entre ses antérieurs, y compris avec sa toison pubienne rose.
Il voulut s’y prendre avec douceur et précaution. Au bout de quelques essais, il y avait renoncé et dut faire appel à toutes ses forces : Serpent pesait presque autant que lui. C’était un fardeau glissant mais il n’avait sur lui pas une tache de sang-On aurait dit un moutard sous-alimenté avec des jambes comme des allumettes et plus longues encore que celles de Chris. Les hanches étaient étroites et la taille courte mais le tronc tout en longueur bascula mollement vers l’avant dès que Chris l’eut soulevé.
Il dénouait soigneusement l’écheveau du cordon ombilical pour l’apporter à sa mère lorsque Serpent, en se débattant, lui assena une bonne ruade dans les tibias. La douleur était supportable mais il commença ensuite à se débattre avec énergie. Valiha lui chanta quelque chose et il se calma instantanément.
Chris le passa à sa mère qui le plaça devant elle en lui maintenant le torse contre le sien. La tête dodelina. Chris nota la parfaite concordance avec ce que lui avait annoncé Valiha : le cordon ombilical ne s’attachait pas sous le ventre de l’enfant mais disparaissait à l’intérieur de son vagin antérieur tandis que l’autre extrémité restait encore reliée au corps de la mère.
Il n’avait pas su à quoi s’attendre : il avait bien vu de jeunes Titanides mais jamais d’aussi jeunes que cela. Serait-il capable de l’aimer ? Pour l’instant, il trouvait que Serpent avait l’air… il n’irait pas jusqu’à dire : hideux. Non. Curieux était le terme qui semblait convenir le mieux. Mais d’un autre côté, les nouveau-nés humains lui paraissaient bien tout aussi curieux, dans le meilleur des cas et en prime, ils étaient tout sanguinolents. Il n’était pas fier de cette nausée qu’il sentait monter en lui – ça ne collait pas avec ce portrait de bon vivant vigoureux qu’avait fait de lui Valiha, sans doute le plus beau compliment qu’il eût entendu depuis bien longtemps – mais il l’éprouvait néanmoins. Serpent ressemblait avant tout à une gamine de quatorze ans sous-alimentée tout juste repêchée au fond d’un lac : le bouche-à-bouche semblait s’imposer.
Serpent inspira avec force, toussa une fois, puis se mit à respirer. Avec bruit d’abord, mais il ne tarda pas à trouver le rythme.
Peu après, il ouvrait les paupières et son regard tomba droit sur Chris. Ou ce spectacle en était trop pour lui, ou sa vue était défaillante, mais il cligna des yeux et enfouit le visage entre les seins de sa mère.
« Il sera sans doute un peu faiblard pendant quelque temps, avertit Valiha.
— Je le serais à sa place.
— Qu’en penses-tu ? »
« Nous y voilà », se dit Chris. « Il est magnifique, Valiha ! »
Elle fronça les sourcils puis contempla de nouveau Serpent, l’air de se demander si quelque chose ne lui avait pas échappé.
« Tu ne peux pas être sérieux. Ton anglais est quand même meilleur que ça. »
Avec la nette sensation de se lancer dans le vide, Chris s’éclaircit la gorge et dit : « Il a l’air… curieux.
— Voilà le mot juste. Mais il va faire des progrès très vite. Il promet beaucoup. As-tu remarqué ses yeux, au moins ? »
Ils s’employèrent à le nettoyer. Valiha le peigna tandis que Chris le lavait et le séchait. Et Valiha avait effectivement raison : le progrès était net. Une fois sèche, sa peau douce et tiède faisait oublier son aspect de loqueteux noyé de naguère. Le cordon ombilical ne tarda pas à sécher et à tomber. Il faudrait encore du temps pour qu’il n’ait plus cet air décharné mais il ne paraissait plus famélique. Et même, à mesure que se tonifiaient ses muscles, il respirait la souplesse et irradiait la santé. Il ne fut pas long à pouvoir maintenir son torse droit sans aucune aide. Il les considérait de ses grands yeux bruns et brillants tandis qu’ils s’affairaient autour de son jeune corps mais toujours sans dire un mot.
Valiha le contemplait elle aussi. Chris ne l’avait jamais vue dans un tel état d’excitation.
« Je voudrais être capable de te l’expliquer, Chris. C’est la plus merveilleuse… je m’en souviens si nettement : prendre soudain conscience, sentir qu’on s’éveille d’un état de simple désir et que prend forme autour de soi un univers plus vaste, empli d’autres créatures. Et cette envie de parler croissante, qui monte comme un orgasme. La première élaboration de l’idée qu’il est possible de communiquer avec les autres. Il possède les mots, vois-tu, mais faute d’expérience pour leur donner substance, ce ne sont encore que des mystères. Il va déborder de questions mais te demandera rarement le nom de quelque chose. En voyant un caillou, il se dira : “C’est donc ça, un caillou !” Et, le ramassant, il pensera : “C’est donc cela, ramasser un caillou !” Il se posera les questions à lui-même et fournira ses propres réponses ; vois-tu, si merveilleuse est cette sensation de découverte que le fantasme le plus répandu chez les Titanides est celui de la renaissance, le désir de revivre celle-ci. Mais il y aura des tas de questions pour nous. Malheureusement, la plupart seront de celles qui n’ont pas de réponse mais tel est le fardeau de la vie. Nous devrons faire de notre mieux et toujours essayer d’être gentils avec lui.