« J’espère que tu auras la patience de le laisser bâtir son armure de fatalisme à son propre rythme, sans le brusquer, parce que cela pourrait…
— D’accord, Valiha. C’est promis. Je crois que je t’observerai pendant un moment pour voir ce que tu désires et je tâcherai de rester autant que possible en retrait. Mais la grande question qui me trotte dans la tête est toujours à propos de ton expérience dingue : est-ce que, oui ou non, il va être capable de…
— Vous êtes un homme », énonça Serpent tout à fait distinctement.
Ébahi, Chris plongea son regard dans ces yeux largement écartés qui le considéraient avec candeur, réalisa qu’il béait toujours et referma la bouche. Les lèvres de Serpent esquissèrent l’ombre d’un sourire aussi fugitif que celui de Mona Lisa. Il avait renvoyé la balle de la conversation dans son camp alors que son unique désir avait été de demeurer à l’arrière-plan.
« Je suis un homme très étonné. Je…» Il s’interrompit en voyant Valiha hocher imperceptiblement la tête. Chris surveilla ses paroles. D’accord, ce n’était pas le moment de faire de l’esprit. Il lui fallait trouver un juste milieu entre le ragnagna et le discours de Gettysburg et il aurait bien voulu savoir où.
« Comment vous appelez-vous ? demanda Serpent.
— Chris.
— Mon nom est Serpent.
— Je suis ravi de faire ta connaissance. »
Le sourire s’épanouit et Chris en fut réchauffé.
« Je suis ravi de faire votre connaissance, moi aussi. » Puis, se tournant vers sa mère : « Valiha, où est mon serpent ? »
Elle passa la main derrière elle et lui tendit le cor serpentiforme, ciselé avec amour et recouvert de cuir souple. Il le prit et ses yeux scintillaient lorsqu’il le brandit et le fit tourner entre ses mains. Il porta l’embouchure à ses lèvres et souffla, faisant glisser dans l’air un son puissant de basse.
« J’ai faim », annonça-t-il. Valiha lui offrit un sein. Telle était sa curiosité qu’il était incapable d’y porter son attention : Son regard allait et venait, sa tête se tournait et c’est tout juste s’il parvenait à garder le mamelon en bouche. Il considéra Chris, puis son instrument qu’il tenait toujours serré dans la main et Chris vit une expression d’étonnement émerveillé se peindre sur son visage. Chris sut à ce moment que Serpent et lui pensaient à la même chose, quoique avec des significations différentes :
« Ainsi, c’est donc ça, un Serpent. »
L’enfant répondait entièrement aux espérances de Valiha :
Le mot « folâtre » semblait avoir été créé exprès pour lui ; il était efflanqué, maladroit, avide et fringant. Quand venait le moment de marcher, il titubait tout au plus dix minutes puis perdait tout intérêt dans toute allure autre que le triple galop. Il était à quatre-vingt-dix pour cent composé de jambes et ces jambes étaient tout en genou. Son aspect anguleux n’évoquait en rien le port altier de ses aînés, pourtant il l’avait en germe. Et lorsqu’il souriait, on n’avait plus besoin d’oiseau-luire.
Il avait grand besoin d’affection et ils ne la lui plaignaient pas : il n’était jamais loin d’un contact physique. Un baiser de Chris était accepté avec la même ardeur que s’il venait de sa mère et rendu tout aussi ardemment. Il adorait se faire caresser et câliner. Valiha essaya bien de le cajoler en restant couchée mais il ne voulut rien entendre : Elle se tenait donc sur ses béquilles pendant qu’il l’étreignait. Et souvent il s’endormait debout en cours de route. Valiha pouvait alors s’écarter et le laisser sur place, le menton sur la poitrine. Il dormit ainsi d’un sommeil irrégulier durant trois kilorevs, pour la première et dernière fois de son existence.
Pendant un bon nombre de jours, Chris le considéra comme un désastre potentiel cherchant un endroit pour se réaliser. Il avait eu déjà bien assez de mal à mener Valiha à travers les passages difficiles. Il ne lui manquait plus qu’un gamin casse-cou pour le vieillir prématurément et Serpent remplissait le rôle à merveille. Mais rien ne se produisit, comme l’avait prévu Valiha. En fin de compte, Chris cessa de se tourmenter. Serpent connaissait ses limites et, tout en cherchant sans cesse à les repousser, il ne les franchissait jamais. Les enfants titanides avaient un régulateur incorporé ; et s’ils ne pouvaient être entièrement à l’abri des accidents, ils en subissaient à la même fréquence que les adultes. Chris s’en étonna – jouant avec l’idée que la différence entre humains et Titanides pouvait bien résider dans leur absence de témérité – mais il n’était pas d’humeur à s’en plaindre.
Serpent avait si bien réussi à illuminer leur existence que, pendant un bon moment, Chris n’eut plus le temps de songer à ce qui l’avait tant préoccupé durant toute la première partie de leur voyage. Mais l’inquiétude revint brusquement lorsqu’ils découvrirent le lourd manteau d’hiver de Robin ainsi qu’une pile d’équipement à proximité de l’un de ses signes de piste.
« Je lui avais pourtant bien dit de garder ça à tout prix ! » s’inquiéta-t-il tout en brandissant l’objet à l’adresse de Valiha. « Bon Dieu, elle n’a donc aucune notion du froid ?
— Quel goût ça a, le froid ? voulut savoir Serpent.
— Je ne puis répondre à cette question, mon enfant, dit Valiha. Il faudra que tu attendes d’y goûter par toi-même. Elle a d’autres vêtements, Chris. Si elle les a tous enfilés…
— Qui est Robin, Chris ?
— Une grande amie et une compagne, expliqua-t-il. Qui, j’en ai peur, aura de gros ennuis si on ne la rattrape pas.
— Puis-je le mettre ?
— Tu peux l’essayer mais tu vas avoir trop chaud. En revanche, tu peux toujours le porter et porter le reste. Veux-tu ?
— Bien sûr, Chris. Si tu m’attrapes.
— Pas de ça, mon gars ! Et cesse de te foutre de moi. Ce n’est pas de ma faute si je suis lent. Mais est-ce que tu sais faire ? » Il se dressa sur la pointe d’un orteil – ce qui était facile sous une faible gravité – et, le doigt posé sur le sommet de la tête comme une ballerine, il pirouetta et fit une révérence. Valiha applaudit et Serpent parut dubitatif :
« Quoi ? Sur un seul pied ? Je suis incapable de…
— Ah ! J’t’ai eu ! Bon. Viens ici et…»
Il s’interrompit pour se tourner : derrière lui, avait jailli une lumière plus brillante que tout ce qu’il avait pu voir depuis… il ne savait plus quand. Il y avait aussi un grondement sourd qui, s’aperçut-il, était déjà présent au seuil de son audition depuis un bon moment. On entendit un bruit lointain d’explosion.
« Qu’est-ce que c’est ? Est-ce…
— Chut. Plus tard, les questions. Je… Valiha, fais-le coucher derrière ce rocher. Faites-vous aussi petits que possible jusqu’à ce que…»
Une voix soudain avait jailli d’un amplificateur. Déformée par l’écho, elle était quasi méconnaissable mais Chris avait entendu prononcer son nom et celui de Valiha. D’autres boules de feu surgirent et descendirent avec lenteur en flottant au bout de petits parachutes tandis que le grondement devenait le bruit familier des hélicoptères.
La voix était celle de Cirocco.
Elle était enfin venue les chercher.
41. L’Entrée des gladiateurs
Le danseur les accueillit encore une fois à leur sortie de l’ascenseur. Il avait l’air aussi élégant et énigmatique que la fois précédente : le visage dans l’ombre et les souliers impeccablement cirés, en guêtres de cuir blanc, canne, haut-de-forme et queue-de-pie. Silencieuse, Robin, debout à côté de Chris, le contemplait sans oser l’interrompre. Le danseur exécuta une série de retours arrière avec une insolente facilité puis il fit une pirouette tandis que sa tête semblait rester sur place, immobile, avant de venir se replacer, l’espace d’un éclair, après un tour complet.