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Gaïa souriait à présent et Robin se sentit rougir de compassion devant ce qu’elle savait être pour Chris une humiliation.

« Nous avions un contrat verbal, dit Gaïa. Tout à fait précis : j’admets avoir pris la meilleure part puisque j’en ai dicté tous les termes et qu’ils n’étaient pas révocables mais c’est quand même moi qui commande ici, il ne faudrait pas l’oublier. Toutefois, je meurs d’envie d’entendre ce que tu comptais me faire accepter. » Elle prit une pose exagérément attentive tout en lui adressant force clins d’œil.

« Vous avez fait tout ça pour Cirocco et Gaby, dit-il tranquillement, sans la regarder. Si vous attendez que je vous implore, n’y comptez pas.

— Pas du tout. Je savais que tu n’en ferais rien – je commence à me douter de ce que cela peut te coûter après toute cette prose enflammée – et le contraire m’eût déçue. Je ne me suis jamais trompée à ce point, même sur un être humain. Je me contente donc d’attendre que tu énonces tes desiderata. Sois précis. Que veux-tu au juste ?

— Savoir chanter. »

Le rire de Gaïa roula dans le vide obscur du noyau, inextinguible. Bientôt, tous les habitués de son festival du film riaient à leur tour, suivant le principe bien connu que ce qui est drôle pour le patron est forcément drôle tout court. Robin regarda Chris, persuadée qu’il allait se jeter sur cette obscène petite pustule à trogne de pomme de terre mais il parvint néanmoins à se dominer. Graduellement, les rires s’éteignirent, celui de Gaïa d’abord, puis les autres.

Elle pencha la tête et parut peser la question.

« C’est non. Non aux deux requêtes. Je ne veux pas te déguérir et je ne veux pas non plus t’enseigner le chant. Tu aurais dû lire les clauses en petits caractères et connaître tes envies avant de venir ici. Je ne fais qu’appliquer la lettre du contrat. Voilà qui peut te paraître sévère mais tu t’apercevras que les choses ne sont pas aussi graves que tu le penses. Durant ton traitement, il s’est plus ou moins produit un mélange entre tes diverses personnalités. Ainsi vas-tu découvrir que tu maîtrises mieux les tendances violentes qui naguère plaisaient tant à la catin titanide. Cela, ajouté à un emploi plus avisé de ton pénis, devrait suffire à maintenir l’animal parfaitement obéissant et docile pour au moins…»

Chris était déjà sur elle. Robin vint à la rescousse mais dut se colleter avec l’essaim des invités de Gaïa qui – même si elle en avait vu de plus robustes – étaient unanimement avides de briller aux yeux de la déesse, surtout si cela ne leur coûtait qu’un nez cassé. Robin en déblaya quelques-uns qui n’étaient pas près de se relever mais elle ne tarda pas à être submergée et clouée au sol. Elle vit que Chris était à terre également et qu’on replaçait Gaïa sur sa chaise.

« Laissez-les se relever », dit-elle en s’asseyant. Le sang lui coulait de la bouche mais elle souriait malgré tout. Ou peut-être, à cause de cela ; Robin n’aurait su dire. Elle se releva et vint près de Chris. Elle porta sa main à la bouche pour sucer une écorchure.

« Tu vois ce que je veux dire ? reprenait Gaïa, comme si de rien n’était. L’homme qui jadis était venu ici n’aurait jamais agi de la sorte. Et j’aime ça, bien que, franchement, tu dépasses les bornes, tu sais. Mais je vais faire un marché avec toi. Je ne pense pas que tu restes bien longtemps en notre compagnie. J’en sais là-dessus plus que toi : je connais bien l’amour titanide et l’étendue de ce qui le sépare de son équivalent humain. Ton amie ne va pas être longue à ouvrir à d’autres ses jambes fuselées – s’il te plaît, il est inutile de remettre ça. » Elle attendit jusqu’à ce qu’il semble plus calme. « Ta réaction tend à prouver mon raisonnement. Je ne nie pas qu’elle t’aime, mais elle en aimera d’autres. Tu ne vas pas très bien l’encaisser ; et tu repartiras très amer.

— Vous voulez parier ?

— C’est justement là mon marché. Reviens me voir dans… oh, mettons, cinq myriarevs. Non, je serai généreuse : disons quatre. Cela fait environ quatre ans et demi. Si d’ici là, tu veux toujours être dé-guéri et si tu veux toujours apprendre à chanter, j’exaucerai ces deux souhaits. Marché conclu ?

— Marché conclu. Je reviendrai. »

Robin ne sut jamais s’il en avait dit plus : elle venait en effet de s’apercevoir à l’instant quelle partie de sa main elle était en train de sucer. Elle regarda, la contempla avec une horreur croissante, poussa un hurlement et bondit. Une fois encore, Gaïa vint bouler au pied de son siège puis Robin perdit toute notion des choses avant de se retrouver assise par terre, la douleur irradiant de son petit doigt, celui qui n’aurait pas dû être là. Elle était en train de mordre dedans tandis que Chris faisait tout pour le lui ôter de la bouche. Il n’avait pas besoin de s’affoler : elle cessa bientôt et contempla sans mot dire les marques de dents.

« J’y arrive pas !

— Et tu n’as jamais pu y arriver, lui rappela Gaïa. Souviens-toi : c’est avec un couteau que tu l’as sectionné. Cette histoire d’amputation d’un coup de dents, c’était de la publicité. À l’époque, tu t’y entendais ! Pour améliorer ton image, tu aurais été capable de t’étriper toute seule. Je crains que tu n’aies jamais été qu’une petite peste que seule une mère pouvait aimer. » Sa respiration était légèrement sifflante. « Tout comme maintenant. Franchement, mes enfants, tout cela doit cesser. Deux fois dans la même journée ! Dois-je endurer les attaques et les voies de fait ? Quel Dieu pourrait admettre ça, je vous le demande ? »

Robin ne faisait plus attention à ce qu’elle racontait. Ce qu’elle retenait de plus triste dans tout cela, ce qu’il lui fallait bien admettre comme elle avait bien admis d’autres choses c’est que Gaïa avait en fin de compte partiellement raison : elle n’était plus Robin-des-neuf-doigts.

« Inutile de faire vos adieux. Partez donc », dit Gaïa.

Chris aida Robin à se relever et, tout le long du chemin du retour vers cet ascenseur qui pouvait fort bien, Robin le savait, la larguer dans le rayon de Rhéa, elle se demanda si le tatouage de son ventre était intact, tout en sachant qu’elle n’oserait y regarder que le plus tard possible.

42. La Bataille des vents

Cirocco était juchée sur une avancée rocheuse dominant la Porte des Vents, la formation la plus occidentale de cette sorte de mesa qui faisait tellement ressembler le câble, connu sous le nom d’Escalier de Cirocco, à une main crochée dans le sol de l’est d’Hypérion. En dessous d’elle, les brins en forme de doigt lançaient au-dessus du sol leurs phalanges noueuses polies par les millions d’années d’un vent incessant. Entre chaque brin, à l’emplacement correspondant à l’espacement de deux doigts, l’air s’engouffrait par une faille elliptique béante et, par un réseau de conduits interstitiels, montait à l’intérieur du câble pour se déverser dans le moyeu lointain avant de redescendre par les rayons, selon ce grand cycle de remplissage qui était l’essence même de la vie de Gaïa. Le sol était nu et pourtant la vie, plus vaste, qui s’étendait au-dessous, alentour, le pénétrait jusqu’en ses plus infimes molécules, cette vie faisait vibrer les os de Cirocco.

Gaïa était si diablement grosse et il était si facile de désespérer.

Peut-être que dans toute sa longue histoire, elle avait été la seule à avoir osé la défier : Cirocco, la grande Sorcière, avait fait semblant, elle avait fait comme si elle pouvait réellement lui parler en égale, mais elle seule savait à quel point tout cela avait été vain ; elle seule pouvait établir la liste répugnante de ses propres crimes.

Au début, Gaïa devait taper sur le sol assez près de la Sorcière pour parvenir à la mettre au pas. Avec le temps, elle n’avait même plus eu à lever le pied : Cirocco se tortillait comme un ver et la moindre pression était tout de suite comprise.