— Je ne vois vraiment pas, en effet. » Puis, craignant de paraître trop désapprobateur, il ajouta : « Je n’ai rien contre le Covent. Je ne te demandais pas de défendre ton mode de vie. Il n’a pas besoin d’être défendu. »
Robin haussa les épaules. « Peut-être que si, en partie, sinon je n’aurais pas sauté là-dessus aussi vite. Mais ça ne me dérange pas trop. Au début, j’aurai du mal à la boucler sur certains des sujets que j’ai appris mais ça me fera un excellent entraînement pour les autres points où je devrai la boucler. »
Ils restèrent assis ensemble quelque temps sans mot dire, chacun drapé dans ses réflexions. Chris songeait à ce qui, il le sentait, avait failli se produire entre eux – ou plutôt à cette porte qui s’était presque ouverte pour laisser entrevoir cette éventualité… Les spéculations étaient vaines. Il avait éprouvé un profond respect et beaucoup d’affection pour la frêle jeune femme qu’elle avait été. À présent, elle était quelque peu assagie, mais loin d’être soumise et son affection pour elle demeurait inchangée.
Il eut une idée et décida de la risquer :
« Je ne m’inquiéterais pas trop au sujet de ton intégration dans la communauté, lança-t-il.
— Que veux-tu dire ?
— Ton nouveau doigt : il doit falloir un labra terrible pour arriver à en faire repousser un ! »
Elle contempla sa main quelques instants puis eut un sourire malicieux : « Tu sais, je crois que t’as raison. »
Il s’approcha de l’unique fenêtre de la chambre et regarda Valiha qui l’attendait patiemment au pied de l’escalier.
« À quelle heure part ton vaisseau ? »
Elle consulta son bracelet-montre et Chris sourit. Il en portait un, lui aussi. Ils partageaient ce même désir de savoir l’heure en permanence.
« Il me reste encore un déca… dix heures.
— Valiha a préparé un pique-nique. Elle avait en tête un coin frais et sympa près du fleuve. On comptait de toute façon t’inviter mais à présent, ça pourra tenir lieu de repas d’adieux. Tu veux venir ? »
Elle lui sourit : « Avec plaisir. Le temps d’emballer tout ce fourbi. »
Il l’aida et bientôt, trois sacs boursouflés s’alignaient sur le plancher. Robin en souleva deux puis se battit pour prendre le troisième.
« Je peux t’aider ?
— Non ! Je suis bien capable de… mais, qu’est-ce que je raconte ? Je vais prendre ces deux-là et toi, tu portes celui-ci. On peut les laisser à la réception : ils se chargeront de les expédier au vaisseau. »
Il la suivit hors de la chambre et dans l’escalier puis il l’aida à enregistrer ses bagages. Ils rejoignirent Valiha et Serpent et tous les quatre quittèrent d’un pas tranquille le couvert de l’arbre de Titanville pour se retrouver sous l’arche titanesque de la fenêtre d’Hypérion. La journée était torride et d’Océan soufflait une brise légère, annonciatrice d’un temps plus frais. Une brume flottait dans l’air en provenance d’un point lointain sur les hauts plateaux, là où l’aviation de Cirocco avait découvert une créature productrice de carburant, apparentée aux bombourdons et leurs alliés. Elle brûlait depuis un demi-kilorev.
L’air était doux malgré tout, empli de l’odeur des blés titanides mûrissants et purifié de toute menace. Ils marchaient sur un sentier poudreux, sinuant entre les vagues des collines. Et la courbe puissante de Gaïa se refermait de part et d’autre, comme les bras enveloppants d’une mère.
Ils étalèrent la nappe sur les berges de l’Ophion. Tandis qu’ils mangeaient, Chris observait le fleuve en se demandant combien de fois ses eaux avaient coulé devant cet endroit et combien de fois encore le fleuve accomplirait son périple avant que ne s’achève la longue vie de Gaïa. Lorsque les Titanides se mirent à chanter, il se joignit à leur chœur sans réserve. Au bout d’un moment, Robin chanta elle aussi. Ils rirent, ils burent, pleurèrent un peu et chantèrent jusqu’à ce que vienne l’heure du départ.
ÉPILOGUE
Semper Fidelis
La roue tournait toujours et Gaïa était toujours seule.
Le vaisseau de mort terrien n’avait toujours pas bougé de place, rencogné dans le puits de gravitation de Saturne. Son équipage était relevé tous les ans, pour éviter l’ennui qu’engendrait une telle affectation. Toutes les décennies, sa cargaison d’armes nucléaires était inspectée et l’on procédait au remplacement des charges défectueuses.
Ce n’était pas une vaine menace mais Gaïa l’ignorait malgré tout. Elle ne leur offrirait jamais un prétexte pour attaquer. Aussi longtemps que la Terre aurait besoin d’elle, elle serait parfaitement tranquille et elle veillerait à ce que la Terre ait effectivement besoin d’elle. Il aurait été politiquement inconcevable de la contester, dans n’importe quelle dictature ou démocratie du globe. Même si elle était tombée dans l’oreille de Terriens, l’histoire des épreuves n’aurait causé qu’un malaise momentané, sans plus. Gaïa avait un millier de dons en réserve. Son système de sécurité n’était là que pour son propre plaisir : ça l’amusait de voir les pèlerins arriver dans l’ignorance complète.
C’était par mesure de confiance qu’elle évaluait le risque terrien légèrement en dessous de celui, nouveau, présenté par la Sorcière renégate et ce risque lui-même était si minime qu’il en était presque négligeable. Mais Gaïa était un être prudent. Tout là-haut dans le moyeu, ses pensées tourbillonnaient plus vite que la lumière au sein de la matière cristalline d’un espace dont l’existence même était un défi aux lois de la physique humaine. De grands trous béaient dans cette matrice, tels les alvéoles de dents cariées et pourtant, même déclinant, son esprit avait encore de quoi défier la capacité de tous les ordinateurs humains réunis.
La réponse était celle qu’elle prévoyait : Cirocco n’était en rien une menace.
Les hauts plateaux étaient uniques en Gaïa. Bien que chaque kilomètre de leur étendue fût associé à l’un ou l’autre des cerveaux régionaux, le contrôle qui pouvait s’exercer à une telle distance des centres de décision demeurait négligeable. En un sens, c’était un territoire neutre.
Dans la zone crépusculaire séparant Rhéa d’Hypérion, loin au-dessus des terres, aux confins les plus inaccessibles des hauts plateaux, une Titanide solitaire montait la garde à l’entrée d’une caverne. Elle entendit un bruit à l’intérieur, se retourna et entra.
Cirocco Jones, naguère encore Sorcière de Gaïa mais qu’on appelait à présent le Démon, s’était réveillée et se tordait sur sa couche, prise d’une sueur froide. Elle était nue, et si maigre qu’on lui voyait les côtes. Ses yeux étaient profondément enfoncés.
Cornemuse vint à elle et la retint jusqu’à ce que cessent ses tremblements.
Elle avait retrouvé une réserve de liqueur peu après son atterrissage à Hypérion, bien que l’Atelier de Musique eût été écrasé par le phénomène le plus singulier qu’on ait jamais vu en Gaïa : une pluie de cathédrales. Cornemuse l’avait trouvée et ramenée à la caverne. Non loin fleurissaient un milliard de plans de coca.
Il lui releva la tête pour l’aider à boire une tasse d’eau. Quand elle toussa, il la rallongea.