« Elles avaient été mises ici pour garder l’Œil de l’Idole, expliqua Gaby. La race qui l’a sculptée a disparu depuis longtemps. Gaïa seule en sait quelque chose. Mais on peut être certains que ce n’était pas vraiment une idole car ici nul n’a jamais vénéré personne d’autre que Gaïa. Je suppose que c’est une sorte de monument. En tout cas, cela faisait mille ans au moins que plus personne ne s’en souciait ou ne l’avait visité.
« Jusqu’à il y a cinquante ans à peu près. Lorsque les pèlerins ont commencé à affluer et que Gaïa a créé ces animaux, comme des caricatures de leur modèle originel. Elle leur a donné une seule pulsion vitale, celle de protéger l’œil à tout prix. Elles firent un sacré bon boulot. Il y a une quinzaine d’années, l’œil n’avait toujours pas été pris. J’ai moi-même connaissance de cinq personnes qui sont mortes à l’endroit même où nous nous trouvons, et il est certain qu’il y en eut bien plus.
« Mais après la disparition de l’œil, les gardiens se retrouvèrent désemparés. Gaïa ne les avait pas programmés pour mourir, si bien qu’ils se contentent de manger, un peu, et de vieillir doucement. Mais leur unique activité est d’attendre la mort.
— Alors, c’était juste un défi ? demanda Robin. L’œil avait déjà disparu lorsqu’elle s’est mise à oser demander aux gens de… de partir et de se prouver que…» Elle était incapable de terminer sa pensée. Sa colère était revenue avec toute sa violence.
« C’est cela même. Une chose qu’elle a oublié de te préciser, toutefois, c’est que Gaïa est truffée de coins identiques. Je suis certaine qu’elle t’a servi son baratin sur les 101 dragons et les joyaux gros comme des merdes de zeppelin. Il faut dire que l’endroit est envahi de pèlerins depuis un demi-siècle, tous en quête de quelque exploit stupide à accomplir. Tout un tas sont morts en essayant, mais le problème chez les hommes est que, pourvu qu’ils soient assez nombreux à essayer, ils finiront par accomplir pratiquement n’importe quoi. Ce sont les dragons qui ont dégusté le plus. Il n’en reste plus beaucoup et il y a pléthore d’humains. Gaïa pourrait en susciter de nouveaux quand elle le veut mais elle n’a plus le cœur à ça. Elle se fait vieille et n’arrive plus à suivre le train. Les choses se déglinguent et ne sont pas réparées avant longtemps, quand elles le sont. Je doute qu’il reste plus de douze dragons ou deux douzaines de monuments non pillés.
— On manque de quêtes », remarqua Valiha ; elle ne comprit pas pourquoi Robin riait aussi fort.
Chris semblait déprimé au retour. Robin savait qu’il s’était vu accomplir des exploits dignes de la légende, même s’il n’en était pas conscient. Après tout, c’était un homme, piégé dans ses jeux de soldats de plomb sauteurs. Robin quant à elle, se fichait éperdument qu’il y ait encore des dragons ou non.
Le second incident fut toutefois plus intéressant : il se produisit après leur seconde période de sommeil. Gaby qui n’avait pas dormi la première fois s’éveilla et découvrit en sortant de sa tente d’énormes traces dans le sable. Elle appela les Titanides qui vinrent du radeau au galop. Le temps qu’elles arrivent, Chris et Robin étaient également debout.
« Où diable étiez-vous donc ? » s’enquit Gaby en montrant une trace de pied longue d’un mètre.
« On travaillait sur la Constance, expliqua Cornemuse. Hautbois s’est aperçu que les vagues avaient endommagé une extrémité et…
— Oui, mais ça ? Vous êtes censées…
— Attendez une minute, coupa Cornemuse avec vigueur. C’est vous-même qui m’avez dit qu’il n’y avait rien à craindre ici. Ni sur terre, ni sur…
— D’accord, d’accord, excuse-moi. Ne discutons pas. » Robin ne fut pas étonnée de voir Gaby reculer si rapidement. Les Titanides se fâchaient si rarement que cela en avait un effet presque calmant quand l’une d’elles se mettait en colère.
« Voyons ça de plus près. »
C’est donc ce que l’on fit, examinant une trace en détail, et suivant son parcours pour déterminer d’où la créature était venue et où elle était passée. Les résultats avaient de quoi effrayer. Les traces de pas apparaissaient à un bout de la crique, se dirigeaient droit vers le camp et faisaient un cercle autour de la tente de Gaby avant de s’évanouir à nouveau au bord de l’eau.
« À ton avis, c’était quoi ? » demanda Gaby à Valiha qui s’était agenouillée pour examiner l’une des traces à la lueur d’une lanterne.
« Sûr que j’aimerais bien le savoir ! Ça ressemble à la serre d’un oiseau. Il en existe bien de cette taille à Phébé, mais ils sont incapables de voler ou de nager, alors que feraient-ils ici ? Peut-être que Gaïa a encore concocté quelque chose de nouveau. Je veux être pendue si ça ne ressemble pas à un poulet géant !
— Je ne crois pas que j’aimerais le rencontrer, dit Robin.
— Moi non plus. » Gaby se redressa, toujours soucieuse.
« Que personne n’efface celle-ci. Je veux que Rocky l’examine à son retour. Peut-être saura-t-elle ce que c’est. »
Cirocco revint huit revs plus tard. Elle semblait épuisée et affamée mais pourtant plus confiante qu’à son départ. Robin nota qu’elle souriait plus facilement. Quoi qu’elle ait pu faire là-dedans, cela s’était passé mieux que prévu.
Robin voulait dire quelque chose mais les seules idées qui lui venaient à l’esprit étaient des questions du genre : comment ça s’est passé ou qu’es-tu allée faire. Gaby l’avait prévenue de s’en abstenir. Pour l’heure, elle s’en abstiendrait donc.
« Tu as peut-être eu raison, Gaby, dit Cirocco tandis qu’elles retournaient au camp. Pour sûr, je n’avais aucune envie de…
— Plus tard, Rocky. On a quelque chose à te montrer. »
On la conduisit sur le site des traces mystérieuses. La marque était moins distincte qu’auparavant mais encore lisible. Elle s’agenouilla à la lueur de la lanterne. Des rides se dessinèrent une à une sur son front. Elle semblait offusquée par l’idée même d’une telle créature.
« Là, vous m’avez eue, finit-elle par admettre. Je n’ai jamais rien vu de tel et j’en ai pourtant fait des tours dans cette foutue roue. » Elle chanta quelque chose en titanide. Robin regarda Hautbois qui fronçait les sourcils.
« Cela pourrait se traduire approximativement par “Gaïa aime à plaisanter, comme le premier dieu venu”. C’est d’ailleurs une chose bien connue.
— Un poulet géant ? » Cirocco était incrédule.
Robin n’y tenait plus : « Excusez-moi, mais je ne me sens pas bien » et, cela dit, elle se précipita dans l’obscurité. Lorsqu’elle eut atteint le rivage, elle descendit dans une petite crique analogue au mouillage de leur radeau. Et une fois à l’abri des regards, elle put laisser échapper son rire. Elle essayait de faire le moins de bruit possible mais elle rit à en avoir mal aux côtes, jusqu’à ce que les larmes lui dégoulinent sur les joues. Elle ne croyait pas pouvoir rire plus fort lorsqu’elle entendit Gaby crier :
« Eh, Rocky, par ici ! On a trouvé une plume ! »
Robin repartit de plus belle.
Quand elle fut enfin parvenue à se maîtriser, elle tendit la main vers une faille entre deux massifs coralliens et dégagea deux objets faits de baguettes, de bouts de bois et de coquillages. Des cordes lui permettaient de se les fixer aux jambes et des encoches avaient été prévues pour les pieds.
Elle s’esclaffa : « Gaby et Cirocco ! Les deux grandes expertes de la faune gaïenne ! » Elle embrassa l’un des accessoires avant de le lancer loin dans les flots.