— Il pleut donc bien ici ? demanda Robin.
— Pas des masses. Disons une fois l’an, et ce n’est qu’une ondée. Elle aurait depuis longtemps fait disparaître les esprits s’ils n’avaient la possibilité de faire croître une coquille à l’intérieur de laquelle ils hibernent quelques jours dès qu’ils la sentent venir. C’est ainsi que j’ai pu parler à l’un d’eux ; je suis venue ici durant un orage, j’en ai déterré un et l’ai enfermé dans une cage.
— Toujours les bons offices, remarqua Gaby, affectueusement taquine.
— Ben, ça valait le coup d’essayer. Le problème, avec cet itinéraire, c’est qu’à l’heure actuelle les montagnes sont particulièrement sèches. Et justement, la route circulaire suit de près le sillage de l’Ophion sous le désert.
— Ce n’est pas par accident, tu peux me croire, intervint Gaby. J’ai pensé que c’était aussi logique que de rester en remblai pour traverser un marécage.
— Oui, c’est vrai. Le fait est que nous pourrions tomber sur quelques esprits là-haut. J’espère que la couverture nuageuse les empêchera de sortir mais j’ignore combien de temps elle se maintiendra. La bonne nouvelle est qu’ils forment rarement des groupes de plus d’une douzaine et je pense que nous avons assez de bras pour contrer une attaque.
— J’aurais dû troquer mon arme contre un pistolet à eau, remarqua Robin.
— Était-ce une plaisanterie ? » demanda Hautbois en puisant dans sa sacoche gauche. Elle en sortit deux objets : une grande fronde et un tube court équipé d’une poignée avec une détente et terminé par un orifice grand comme un trou d’épingle. Robin le prit, pressa la détente et fit jaillir un mince jet d’eau qui décrivit une arabesque de dix mètres avant de toucher le sable. Elle parut ravie.
« Fais comme si c’était un lance-flammes, lui conseilla Cirocco. La précision est inutile. Tu tires dans la direction approximative de la cible en arrosant largement. Même un coup manqué les blessera et si l’on tire suffisamment la vapeur d’eau saturera l’air et les chassera dans leur trou. Et maintenant cesse de tirer », ajouta-t-elle en hâte alors que Robin essayait à nouveau. « La mauvaise nouvelle, c’est qu’il n’y a plus de sources à Téthys et que toute l’eau que nous utiliserons pour nous battre sera de l’eau que nous n’aurons plus à boire ensuite.
— Pardon. À quoi sert la fronde ? » Elle la contemplait avec envie et Chris voyait bien qu’elle brûlait d’envie de l’essayer également.
« Arme à longue portée. Pour balancer des poches à eau. Tu les mets dans la coupelle, tu tires en arrière et hop ! » Cirocco tenait un objet de la taille d’un œuf de Titanide. Elle le lança à Chris. Lorsqu’il le pressa doucement, un filet d’eau s’écoula dans sa main.
Valiha fouillait elle aussi dans ses fontes. Elle en sortit une fronde et une canne courte qu’elle mit dans sa poche puis un autre pistolet à eau qu’elle tendit à Chris. Il l’examina avec curiosité, le soupesa, regrettant de ne pouvoir s’exercer avec.
« La fronde exige le coup de main, et je l’ai, expliqua Valiha. Fais ce que te dit la Sorcière, n’essaie pas de viser tes cibles. Contente-toi de tirer. »
En levant les yeux, il vit que Cirocco rigolait.
« On se sent comme un héros ? demanda-t-elle.
— Plutôt comme un petit garçon qui jouerait à l’être.
— Tu changeras d’avis si jamais tu vois un esprit. »
30. Coup de Tonnerre
« Je n’ai jamais dit que ça marchait à tous les coups. » Cirocco mit les mains sur les hanches et scruta le ciel une nouvelle fois, sans plus de succès qu’auparavant. Gaby la regarda en éprouvant pour la première fois depuis des années ce désir irrationnel de voir la Sorcière accomplir quelque miracle. Elle avait beau savoir que les pouvoirs de la Sorcière ne fonctionnaient pas de cette façon. Elle aurait voulu qu’elle fasse pleuvoir.
« Elle avait promis de fournir une couverture nuageuse, remarqua Gaby.
— Elle a dit qu’elle essaierait, la corrigea Cirocco. Tu sais bien que Gaïa ne peut contrôler le temps dans ses moindres détails. C’est trop complexe.
— Alors, elle continue de l’affirmer. » Devant le regard que faisait Cirocco, Gaby garda pour elle le reste de sa remarque.
« Nous n’avons pas vu d’esprit pour le moment, dit Robin. Peut-être que les nuages ont suffi à leur flanquer la trouille avant de se dissiper.
— Ils sont probablement loin sous le sable », renchérit Hautbois.
Gaby ne dit rien. Elle saisit plutôt dans la sacoche de Cornemuse un fruit à vessie de la taille d’une balle de baseball.
Le groupe avait franchi les derniers vallonnements marquant les contreforts orientaux de la Ligne Bleu Roi. Non loin à l’est se dressait le câble central de Téthys avec, à peine visible derrière lui, le trait fin de la route périphérique de Gaïa. Un ultime avant-poste de roche nue formait droit devant eux une large cuvette emplie de sable dont la bordure était submergée en plus d’un endroit.
Debout sur le dos de Cornemuse et prenant appui d’une main sur l’épaule de Cirocco, Gaby projeta la vessie suivant un arc élevé qui l’amena au centre de la cuvette.
Les résultats furent spectaculaires : Neuf lignes divergèrent à toute vitesse du point d’impact. Il y avait une excroissance à l’avant de chaque trait et derrière une dépression peu profonde que le sable comblait à nouveau rapidement. Les excroissances se mouvaient avec la rapidité d’une taupe de dessin animé sous une pelouse de banlieue. En quelques secondes, il n’en restait plus trace.
Cirocco s’était dressée sur les genoux lorsque le projectile avait touché le sable. Elle se laissa retomber en position assise.
« Qu’est-ce que tu veux faire ? demanda-t-elle. Mettre cap à l’ouest vers Théa ?
— Non. Je suis sûre que tu te rappelles qui voulait faire ça et qui voulait rester à la maison.
— Et boire un coup », ajouta Cirocco.
Gaby l’ignora. « J’aurais l’air idiot à te conseiller d’éviter Téthys après avoir passé tout ce temps à te persuader simplement de venir. Voyons ce qu’on peut faire. »
Cirocco soupira. « Comme tu voudras. Mais faites gaffe, tous. Je veux que les humains surveillent le ciel. Les Titanides, gardez l’œil sur le sol. On peut en général voir une gerbe de sable avant que les esprits ne jaillissent à la surface. »
Lorsqu’elle avait neuf ans, Robin avait lu un livre qui devait lui laisser une impression durable. C’était l’histoire d’une vieille pêcheuse qui, seule dans son petit bateau, avait ferré un énorme poisson et luttait contre lui pendant des jours à travers vents et marées. Ce n’était pas tant le combat contre la bête qui l’avait terrorisée mais bien l’évocation de la mer : profonde, sombre, froide et sans merci.