Elle s’apprêtait à déposer Gaby lorsqu’en se retournant elle vit approcher un nouveau bombourdon. C’était incroyable mais il fonçait vers le câble à pleine vitesse, selon une trajectoire qui enverrait la bombe à l’endroit précis où se tenait Valiha. Lorsqu’il opéra sa ressource pour la larguer, dans le hurlement de son réacteur à pleine poussée, afin de grimper assez vite pour survivre, Valiha s’était déjà engouffrée dans le dédale obscur des brins de câble monolithiques.
Il y eut plusieurs explosions derrière eux. Il était impossible de savoir si l’une d’elles traduisait la mort du bombourdon. Valiha ne ralentit pas. Elle s’enfonça plus avant dans la forêt de brins et ne fit une halte que lorsque l’obscurité fut devenue totale.
« Ils continuent d’arriver », dit Chris. Il ne s’était jamais senti aussi désespéré. Derrière eux, se découpaient à contre-jour sur une mince bande de ciel visible entre deux câbles les ombres de croissants convexes typiques des bombourdons vus de face. Il en compta cinq mais savait qu’il y en avait plus. L’un d’eux s’inclina à droite, puis à gauche pour se faufiler entre les brins à une allure suicide. Ils entendirent une explosion loin derrière, puis une plus rapprochée et la créature les survola dans un rugissement. Dans l’obscurité la flamme bleue de sa tuyère était à nouveau visible.
Il y eut une monstrueuse explosion droit devant et l’intérieur du câble fut soudain baigné d’une lumière orange. Les ombres des brins dansèrent au rythme des flammes invisibles et l’espace d’un éclair Chris vit le corps brisé de la créature tomber en vrille. Valiha prit le galop.
Un second bombourdon arriva derrière eux et ils entendirent un troisième s’écraser contre un brin du câble sur leur gauche. Le napalm enflammé s’écoula le long du câble pour former une mare à cent mètres d’eux, telle la cire dégouttant d’une chandelle. De nouvelles bombes explosaient devant.
Les ondes de choc commencèrent à déloger de grosses pierres et autres débris massifs des interstices décroissants séparant les brins loin au-dessus d’eux. Un roc aussi gros que Valiha vint s’écraser dans une pluie d’étincelles à vingt mètres devant eux. Valiha le contourna alors qu’ils entendaient un nouvel impact de bombe suivi rapidement par deux autres et ponctués par le rugissement plus lointain des projectiles largués.
Valiha ne s’arrêta qu’en arrivant en vue de l’édifice en pierre marquant l’accès au cerveau régional de Téthys. Elle s’immobilisa, hésitant à y pénétrer. Seuls les bombourdons avaient pu la pousser à venir aussi loin, en un lieu que son espèce évitait traditionnellement.
« Il faut qu’on entre, la pressa Chris. Tout le coin est en train de s’effondrer. L’un de ces machins va finir par nous avoir si un rocher ne nous écrabouille pas avant.
— Oui, mais…
— Valiha, fais ce que je te dis. C’est Forte-Cote-en-Majeur qui te parle. Crois-tu que je te ferais faire quelque chose qui ne soit pas le bon choix ? »
Valiha hésita encore une seconde puis elle franchit le seuil voûté et trotta sur le sol empierré jusqu’à l’entrée de l’escalier haut de cinq kilomètres.
Elle commença la descente.
32. L’Armée des ombres
Les flammes s’étaient depuis longtemps éteintes lorsque Cirocco, à pied et suivie de Cornemuse, déboucha de la courbe du grand câble. La Titanide claudiquait sur trois pattes, son postérieur droit maintenu par une attelle. Elle avait une fracture du boulet.
Cirocco portait elle aussi les stigmates de la bataille : Elle avait un bandage autour du crâne, qui lui recouvrait un œil. Son visage était maculé de sang séché. Elle avait le bras droit en écharpe et deux doigts de la main droite gonflés et tordus.
Ils progressaient sur l’assise rocheuse entourant la base du câble, ne voulant pas se hasarder sur le sable. Bien que les derniers esprits-de-sable qu’ils eurent rencontrés fussent dépourvus de ce pouvoir d’ignorer l’eau qui avait permis à certains d’entre eux de se colleter aux humains et aux Titanides, Cirocco ne prenait aucun risque. Le dernier qu’elle avait tué avait abandonné une mue souple et transparente au moment de mourir. Elle avait la consistance du vinyle.
Elle aperçut quelque chose dans le désert, s’immobilisa et tendit le bras. Cornemuse lui passa une paire de jumelles qu’elle mit maladroitement devant son œil valide. C’était Hautbois. Elle n’en était certaine qu’à cause des rares lambeaux de peau verte et brune restés intacts. Cirocco détourna le regard.
« Je crains qu’elle ne voie jamais l’Ophion, chanta Cornemuse.
— Elle était bonne, chanta Cirocco sans savoir que dire d’autre. Je la connaissais à peine. Nous la chanterons plus tard. »
Mis à part ce seul corps, il y avait peu de signes pour indiquer qu’une terrible bataille s’était livrée ici. Quelques coins de sables noircis, mais déjà les dunes infatigables s’apprêtaient à les recouvrir et le vent qui se levait accumulait grain par grain le sable sur le corps de la Titanide.
Cirocco s’était attendue à pire. Elle avait cru que tous y passeraient. C’était peut-être bien le cas, mais elle ne l’accepterait qu’après avoir vu leurs corps. Ils avaient été repoussés vers l’est lorsque leur fuite avait dégénéré en chaos. Cornemuse avait essayé sans discontinuer de rejoindre les deux autres Titanides mais à chaque fois s’était interposé un nouveau détachement d’esprits-de-sable à l’épreuve de l’eau. Hors la fuite, il n’avait guère de choix. Les attaques s’étaient montrées si intenses que Cirocco demeurait persuadée qu’elles étaient dirigées uniquement contre elle. Pensant pouvoir les attirer afin de dégager ses amis, elle avait demandé à Cornemuse de contourner le câble par l’est au triple galop. Ils furent poursuivis par un bombourdon solitaire qui faillit les tuer en lâchant sa bombe si près qu’elle les souleva dans les airs et les projeta contre un des brins du câble.
Elle s’était alors rendu compte qu’elle se trompait : les esprits n’en avaient pas spécialement après elle ; ils ne l’avaient pas suivie, pas plus que les bombourdons, hormis celui qui les avait blessés. Ils cherchèrent un abri sous les câbles en écoutant, au loin, les bruits de la bataille, impuissants. Il leur fallait d’abord panser leurs blessures.
Cirocco s’apprêtait à partir lorsque Cornemuse l’appela. Il contemplait le sol dur et rocheux.
« L’une des nôtres est passée par là », chanta-t-il en indiquant des griffures parallèles qui ne pouvaient avoir été faites que par la corne dure et translucide d’un sabot de Titanide. En suivant la piste vers l’intérieur, il découvrit une plaque de sable qui portait la marque de deux sabots et d’un pied humain.
« Alors Valiha est parvenue jusqu’ici, dit Cirocco en anglais. Et au moins l’un des autres. » Elle mit sa main libre en porte-voix et appela dans l’obscurité. Lorsque les échos se furent éteints, aucune réponse ne leur était parvenue. « Viens. Partons à leur recherche. »
À mesure qu’ils progressaient dans les ténèbres, ils commencèrent à rencontrer des formes indistinctes et irrégulières qui leur bloquaient le passage. Cornemuse alluma une lanterne. À sa lueur ils purent distinguer une grande quantité de débris qui avaient dégringolé des niveaux supérieurs. Les brins s’élevaient sur au moins dix kilomètres avant de se tresser pour former une structure unique : le câble de Téthys. Cirocco savait que ce labyrinthe abritait une écologie propre particulièrement complexe – des plantes qui s’enracinaient dans les brins du câble et des animaux qui les escaladaient de haut en bas. Parmi ceux-ci il y avait une espèce qu’on appelait les lutins. C’étaient les créatures les plus insaisissables de Gaïa. Cirocco elle-même n’en avait jamais vu un seul ; qui plus est, elle ne connaissait aucun témoignage digne de foi de leur éventuelle observation. Ils possédaient un sens quelconque qui leur permettait de fuir ou bien de se cacher à l’approche de toute créature intelligente. Elle pensait qu’ils devaient être de petite taille pour être capable de se cacher aussi bien, pourtant d’autres faits la poussaient à croire qu’ils étaient au moins aussi grands que des êtres humains. Ils construisaient, et le plus souvent dans les endroits les plus improbables.